19
Camille eut du mal à descendre les escaliers. Elle était percluse de courbatures et souffrait d'une migraine épouvantable. Comme si quelqu'un lui avait enfoncé un couteau dans l'œil droit et s'amusait à tourner délicatement la lame au moindre de ses mouvements. Arrivée dans le hall, elle se tint au mur pour retrouver l'équilibre. Elle grelottait, elle étouffait. Elle songea un moment à retourner se coucher mais l'idée de remonter ses sept étages lui parut moins surmontable encore que celle d'aller travailler. Au moins, dans le métro, elle pourrait s'asseoir...
Au moment où elle franchissait le porche, elle buta contre un ours. C'était son voisin vêtu d'une longue pelisse.
— Oh pardon monsieur, s'excusa-t-il, je... Il leva les yeux.
— Camille, c'est vous ?
N'ayant pas le courage d'assurer la moindre causette, elle fila sous son bras.
— Camille ! Camille !
Elle piqua du nez dans son écharpe et accéléra le pas. Cet effort l'obligea bientôt à s'appuyer sur un horodateur pour ne pas tomber.
— Camille, ça va ? Mon Dieu, mais... Qu'avez-vous fait à vos cheveux ? Oh, mais quelle mine, vous avez... Quelle mine épouvantable ! Et vos cheveux ? Vos si beaux cheveux...
— Je dois y aller, là, je suis déjà en retard...
— Mais il fait un froid de gueux, mon amie ! Ne marchez pas tête nue, vous risqueriez de mourir... Tenez, prenez ma chapka au moins...
Camille fit un effort pour sourire.
— Elle appartenait à votre oncle aussi ?
— Diantre, non ! Plutôt à mon bisaïeul, celui qui a accompagné ce petit général dans ses campagnes de Russie...
Il lui enfonça son chapeau jusqu'aux sourcils.
— Vous voulez dire que ce truc-là a fait Austerlitz ? se força-t-elle à plaisanter.
— Parfaitement ! La Berezina aussi, hélas... Mais vous êtes toute pâle... Vous êtes sûre que vous vous sentez bien ?
— Un peu fatiguée...
— Dites-moi, Camille, vous n'avez pas trop froid là-haut ?
— Je ne sais pas... Bon, je... J'y vais là... Merci pour la toque.
Engourdie par la chaleur de la rame, elle s'endormit et ne se réveilla qu'au bout de la ligne. Elle s'assit dans l'autre sens et enfonça son bonnet d'ours sur ses yeux pour pleurer d'épuisement. Oh, ce vieux truc puait affreusement...
Quand, enfin, elle sortit à la bonne station, le froid qui la saisit fut si cinglant qu'elle dut s'asseoir sous un Abribus. Elle se coucha en travers et demanda au jeune homme qui se trouvait près d'elle de lui happer un taxi.
Elle remonta chez elle sur les genoux et tomba de tout son long sur son matelas. Elle n'eut pas le courage de se déshabiller et songea, l’espace d'une seconde, à mourir sur-le-champ. Qui le saurait ? Qui s'en soucierait ? Qui la pleurerait ? Elle grelottait de chaleur et sa sueur l'enveloppa d'un linceul glacé.
20
Philibert se releva vers deux heures du matin pour aller boire un verre d'eau. Le carrelage de la cuisine était gelé et le vent cognait méchamment contre les carreaux de la fenêtre. Il fixa un moment l'avenue désolée en murmurant des bribes d'enfance... Voici venir l'hiver, tueur des pauvres gens... Le thermomètre extérieur affichait moins six et il ne pouvait s'empêcher de penser à ce petit bout de femme là-haut. Dormait-elle, elle ? Et qu'avait-elle fait de sa chevelure, la malheureuse ?
Il devait faire quelque chose. Il ne pouvait pas la laisser comme ça. Oui, mais son éducation, ses bonnes manières, sa discrétion enfin, l'emberlificotaient dans d'infinies palabres...
Était-ce bien convenable de déranger une jeune fille en pleine nuit ? Comment allait-elle le prendre ? Et puis, peut-être qu'elle n'était pas seule après tout ? Et si elle était nue ? Oh, non... Il préférait ne pas y songer... Et comme dans Tintin, l'ange et le démon se chamaillaient sur l'oreiller d'à côté.
Enfin... Les personnages étaient un peu différents...
Un ange frigorifié disait : « Voyons, mais elle meurt de froid cette petite... » et l'autre, les ailés pincées, lui rétorquait : « Je sais bien mon ami, mais cela ne se fait pas. Vous irez prendre de ses nouvelles demain matin. Dormez maintenant, je vous prie. »
Il assista à leur petite querelle sans y prendre part, se retourna dix fois, vingt fois, les pria de se taire et finit par leur voler leur oreiller pour ne plus les entendre.
À trois heures cinquante-quatre, il chercha ses chaussettes dans le noir.
Le rai de lumière qui filtrait sous sa porte lui redonna du courage.
— Mademoiselle Camille ? Puis, à peine plus fort :
— Camille ? Camille ? C'est Philibert... Pas de réponse. Il essaya une dernière fois avant de rebrousser chemin. Il était déjà au bout du couloir quand il entendit un son étouffé.
— Camille, vous êtes là ? Je me faisais du souci pour vous et je... Je...
— ... porte... ouverte... gémit-elle.
La soupente était glacée. Il eut du mal à entrer à cause du matelas et buta contre un tas de chiffons. Il s'agenouilla. Souleva une couverture, puis une autre, puis une couette et tomba enfin sur son visage. Elle était trempée.
Il posa sa main sur son front :
— Mais vous avez une fièvre de cheval ! Vous ne pouvez pas rester comme ça... Pas ici... Pas toute seule... Et votre cheminée ?
— ... pas eu le courage de la déplacer...
— Vous permettez que je vous emmène avec moi ?
— Où?
— Chez moi.
— Pas envie de bouger...
— Je vais vous prendre dans mes bras.
— Comme un prince charmant ?
Il lui sourit :
— Allons bon, vous êtes si fiévreuse que vous délirez à présent...
Il tira le matelas au milieu de la pièce, lui défit ses grosses chaussures et la souleva aussi peu délicatement que possible.
— Hélas, je ne suis pas aussi fort qu'un vrai prince... Euh... Vous pouvez essayer de passer vos bras autour de mon cou, s'il vous plaît ?
Elle laissa tomber sa tête sur son épaule et il fut dérouté par l'odeur aigre qui émanait de sa nuque.
L'enlèvement fut désastreux. Il cognait sa belle dans les tournants et manquait de tomber à chaque marche. Heureusement, il avait pensé à prendre la clef de la porte de service et n'eut que trois étages à descendre. Il traversa l'office, la cuisine, faillit la faire tomber dix fois dans le corridor et la déposa enfin sur le lit de sa tante Edmée.
— Écoutez-moi, je dois vous découvrir un peu, j'imagine... Je... Enfin, vous... Enfin, c'est très embarrassant, quoi...
Elle avait fermé les yeux.
Bon.
Philibert Marquet de la Durbellière se trouvait là dans une situation fort critique.
Il songea aux exploits de ses ancêtres mais la Convention de 1793, la prise de Cholet, le courage de Cathelineau et la vaillance de La Rochejaquelein lui semblèrent bien peu de chose tout à coup...
L'ange courroucé était maintenant perché sur son épaule avec son guide de la Baronne Staffe sous le bras. Il s'en donnait à cœur joie : « Eh bien, mon ami, vous êtes content de vous, n'est-ce pas ? Ah ! Il est bien, là, notre preux chevalier ! Mes félicitations, vraiment... Et maintenant ? Qu'est-ce qu'on fait, à présent ? » Philibert était totalement désorienté. Camille murmura :
— ... soif...
Son sauveur se précipita dans la cuisine, mais l'autre rabat-joie l'attendait au bord de l'évier : « Mais, oui ! Mais continuez... Et le dragon alors ? Vous n'y allez pas, combattre le dragon ? », « Oh, toi, ta gueule ! » lui répondit Philibert. Il n'en revenait pas et repartit au chevet de sa malade le cœur plus léger. Finalement ce n'était pas si compliqué. C'est Franck qui avait raison : quelquefois un bon juron valait mieux qu'un long discours. Ainsi ragaillardi, il la fit boire et prit son courage à deux mains : il la déshabilla.
Ce ne fut pas facile car elle était plus couverte qu'un oignon. Il lui ôta d'abord son manteau, puis sa veste en jean. Vint ensuite un pull, un deuxième, un col roulé et enfin, une espèce de liquette à manches longues. Bon, se dit-il, je ne peux pas la lui laisser, on pourrait presque l'essorer... Bon, tant pis, je verrai son... Enfin son soutien... Horreur ! Par tous les saints du ciel ! Elle n'en portait pas ! Vite, il rabattit le drap sur sa poitrine. Bien... Le bas maintenant... Il était plus à l'aise car il pouvait manœuvrer à tâtons en passant par-dessous la couverture. Il tira de toutes ses forces sur les jambes de son pantalon. Dieu soit loué, la petite culotte n'était pas venue avec...