— Mais vous êtes gelée...
— C'est la moto...
— Franck?
— Oui.
— Ben, prépare-nous un thé, voyons ! Faut la réchauffer, cette petite !
Il souffla. Merci mon Dieu. Le plus dur était passé... Il planqua ses affaires dans l'armoire et chercha la bouilloire.
— Prends des biscuits à la cuillère dans ma table de nuit... Puis se retournant : Alors, c'est vous... C'est vous, Camille... Oh, que je suis contente de vous voir...
— Moi aussi... Merci pour l'écharpe...
— Ah ben, justement, tenez...
Elle se leva et revint avec un sac plein de vieux catalogues Phildar.
— C'est Yvonne, une amie, qui me les a amenés pour vous... Dites-moi ce qui vous ferait plaisir... Mais pas de point de riz, hein ? Celui-là, je sais pas le faire...
Mars 1984. D'accord...
Camille tourna lentement les pages défraîchies.
— Celui-là, il est plaisant, non ? Elle lui indiquait un cardigan mochissime avec des torsades et des boutons dorés.
— Euh... Je préférerais un gros pull plutôt...
— Un gros pull ?
— Oui.
— Mais gros comment ?
— Ben vous savez, un genre de col roulé...
— Tournez, allez chez les hommes alors !
— Celui-là...
— Franck, mon lapin, mes lunettes...
Qu'est-ce qu'il était heureux de l'entendre parler comme ça. C'est bien, mémé, continue. Donne-moi des ordres, ridiculise-moi devant elle en me traitant comme un bébé mais ne chiale pas. Je t'en supplie. Ne chiale plus.
— Tiens... Bon ben... Je vous laisse. Je vais pisser...
— C'est ça, c'est ça, laisse-nous.
Il souriait.
Quel bonheur, mais quel bonheur...
Il referma la porte et fit des bonds dans le couloir. Il aurait embrassé la première grabataire venue. Quel pied, putain ! Il n'était plus tout seul. Il n'était plus tout seul ! « Laisse-nous », qu'elle avait dit. Mais oui les filles, je vous laisse ! Putain, je demande que ça, moi ! Je demande que ça !
Merci Camille, merci. Même si tu ne viens plus, on a trois mois de sursis avec ton putain de pull ! La laine, les couleurs, les essayages... Conversations assurées pour un bon bout de temps... Bon, c'est par où les chiottes déjà ?
Paulette s'installa dans son fauteuil et Camille se mit dos au radiateur.
— Vous êtes bien par terre ?
— Oui.
— Franck aussi, il s'installe toujours là...
— Vous avez pris un biscuit ?
— Quatre !
— C'est bien...
Elles se dévisagèrent et se dirent une foule de choses en silence. Elles se parlèrent de Franck bien sûr, des distances, de la jeunesse, de certains paysages, de la mort, de la solitude, du temps qui passe, du bonheur d'être ensemble et du cahin-caha de la vie sans prononcer la moindre parole.
Camille avait très envie de la dessiner. Son visage lui évoquait les petites herbes des talus, les violettes sauvages, les myosotis, les boutons-d'or... Son visage état ouvert, doux, lumineux, fin comme du papier japonais. Les rides du chagrin disparaissaient dans les volutes du thé et laissaient place à des milliers de petites bontés au coin des yeux.
Elle la trouvait belle.
Paulette pensait exactement la même chose. Elle était si gracieuse, cette petite, si calme, si élégante dans son accoutrement de vagabonde. Elle avait envie d'être au printemps pour lui montrer son jardin, les branches du cognassier en fleur et l'odeur du seringa. Non, elle n'était pas comme les autres.
Un ange tombé du ciel qui était obligé de porter de gros souliers de maçon pour pouvoir rester parmi nous...
— Elle est partie ? s'inquiéta Franck.
— Non, non, je suis là ! répondit Camille en levant un bras au-dessus du lit.
Paulette sourit. Pas besoin de lunettes pour voir certaines choses... Un grand apaisement lui tomba sur la poitrine. Elle devait se résigner. Elle allait se résigner. Elle devait l'accepter enfin. Pour lui. Pour elle. Pour tout le monde.
Plus de saisons, bon... Allez... C'était comme ça. C'était chacun son tour. Elle ne l'embêterait plus. Elle ne penserait plus à son jardin chaque matin, elle... Elle essayerait de ne plus penser à rien. À lui de vivre maintenant.
À lui de vivre...
Franck lui raconta la journée de la veille avec une gaieté toute neuve et Camille lui montra ses croquis.
— C'est quoi ça ?
— Une vessie de porc.
— Et ça ?
— Des bottes-chaussons-sabots révolutionnaires !
— Et ce petit ?
— Euh... je me souviens plus de son nom...
— Et ça ?
— Ça, c'est Spiderman... À ne pas confondre avec Batman surtout !
— C'est merveilleux d'être aussi douée...
— Oh, ce n'est rien...
— Je ne parlais pas de vos dessins, ma petite, je parlais de votre regard... Ah ! Voilà mon dîner ! Il faudrait songer à rentrer mes petits enfants... Il fait déjà bien noir...
Attends... C'est elle qui nous dit de partir? Franck en était sur le cul. Il était si troublé qu'il dut se tenir au rideau pour se relever et arracha la tringle.
— Merde !
— Laisse, va, et arrête de parler comme un voyou, enfin !
— J'arrête.
Il piqua du nez en souriant. Vas-y ma Paulette. Vas-y. Te gêne pas surtout. Gueule. Râle. Rouspète. Reviens Par ici.
— Camille ?
— Oui?
— Je peux vous demander une faveur ?
— Bien sûr !
— Appelez-moi quand vous êtes arrivés pour me rassurer... Lui, il m'appelle jamais et je... Ou si vous préferez, vous laissez juste sonner une fois et vous raccrochez, je comprendrai et je pourrai m'endormir...
— Promis.
Ils étaient encore dans le couloir quand Camille réaUsa qu'elle avait oublié ses gants. Elle se précipita dans la chambre et vit qu'elle était déjà devant sa fenêtre à les guetter.
— Je... mes gants...
La vieille dame aux cheveux roses n'eut pas la
cruauté de se retourner. Elle se contenta de lever la main en hochant la tête.
— C'est affreux... lâcha-t-elle pendant qu'il s'agenouillait au pied de son antivol.
— Non, dis pas ça... Elle était super bien aujourd'hui ! Grâce à toi, d'ailleurs... Merci...
— Non, c'était affreux...
Ils firent coucou à la minuscule silhouette du troisième étage et reprirent leur file d'attente dans la fourmilière. Franck se sentait plus léger. Camille, au contraire, ne trouvait plus les mots pour penser.
Il s'arrêta devant leur porte cochère sans couper le moteur.
— Tu... Tu ne rentres pas ?
— Non, fit le casque.
— Bon, ben... Salut.
14
Il devait être un peu moins de neuf heures et l'appartement était plongé dans l'obscurité.
— Philou ? T'es là ?
Elle le trouva assis dans son lit. Complètement prostré. Une couverture sur les épaules et la main prise dans un livre.
— Ça va ?
— ...
— T'es malade ?
— Je me suis fait un sang d'en... d'encre... Je vous a... attendais beau... beaucoup plu... plus tôt.
Camille soupira. Putain... Quand c'est pas l'un, c'est
l'autre...
Elle s'accouda contre la cheminée, lui tourna le dos et posa son front dans ses paumes :
— Philibert, arrête s'il te plaît. Arrête de bégayer. Ne me fais pas ça. Ne gâche pas tout. C'est la première fois que je partais depuis des années... Redresse-toi, vire ce poncho mité, pose ton livre, prends un ton détaché et dis-moi : « Alors, Camille ? Ça s'est bien passé cette petite virée ? »
— A... alors, Ca... Camille ? Ça s'est bien passé cette petite virée ?
— Très bien, je te remercie ! Et toi ? Quelle bataille aujourd'hui ?
— Pavie...
— Ah... très bien...
— Non, un désastre.
— C'est qui celle-ci ?
— Les Valois contre les Habsbourg... François Ier contre Charles Quint...
— Mais oui ! Charles Quint, je le connais ! C'est celui qui vient après Maximilien Ier dans l'Empire germanique !
— Et diantre, comment sais-tu cela, toi ?
— Ah ! ah ! Je t'en bouche un coin, pas vrai ?