— Oui.
— Bon, ben, il a bien fait les choses... Comme il savait qu'il allait m'abandonner, au moins il a pensé à me blinder...
— Je comprends pas.
— Assurance-vie... À mon nom...
— Et pourquoi tu... Pourquoi tu t'es jamais acheté une paire de pompes convenable alors ?
— Parce que je te dis... J'en veux pas de ce fric. Y pue la charogne. Moi, c'est mon papa vivant que je voulais. Pas ça.
— Combien ?
— Assez pour qu'un banquier te fasse des risettes et te propose un bon crédit, je pense...
Elle avait repris son carnet.
— Attends, je crois que je l'ai dessiné quelque part...
Il lui arracha des mains.
— Arrête, Camille... Arrête avec ça. Arrête de te cacher derrière ce putain de carnet. Arrête... Juste une fois, je t'en supplie... Elle regardait le comptoir.
— Hé ! Je te parle, là !
Elle regarda son tee-shirt.
— Nan, moi. Regarde-moi.
Elle le regarda.
— Pourquoi tu me dis pas simplement : « J'ai pas envie que tu partes » ? Je suis comme toi, moi... J'en ai rien à foutre de ce fric si c'est pour le dépenser tout seul... Je... Je sais pas, merde... « J'ai pas envie que tu partes », c'est pas dur à dire comme phrase, si ?
— Jetelaidjaahdi.
— Quoi ?
— Je te l'ai déjà dit...
— Quand ?
— Le soir du 31 décembre...
— Ouais mais ça, ça compte pas... C'était par rapport à Philou...
Silence.
— Camille ?
Il articula distinctement :
— J'ai... pas... envie... que... tu... par... teu.
— J'ai...
— C'est bien, continue... Pas...
— J'ai peur.
— Peur de quoi ?
— Peur de toi, peur de moi, peur de tout.
Il soupira.
Et soupira encore.
— Regarde. Fais comme moi.
Il prenait des poses de body-builder en plein concours de beauté.
— Serre tes poings, arrondis ton dos, plie tes bras, croise-les et ramène-les sous ton menton... Comme ça...
— Pourquoi ? s'étonnait-elle.
— Parce que... Y faut que tu la fasses craquer cette peau qu'est trop petite pour toi, là... Regarde... T'étouffes là-dedans... Y faut que tu t'en sortes maintenant... Vas-y... Je veux entendre la couture qui craque dans ton dos...
Elle souriait.
— Putain, nan... Garde-le ton sourire à la noix... J'en veux pas... C'est pas ça que je te demande ! Moi je te demande de vivre, merde ! Pas de me sourire ! Y a les bonnes femmes de la météo pour ça... Bon, j'y vais sinon je vais encore m'énerver... Allez, à c'soir...
21
Camille se creusa un terrier au milieu des cinquante mille coussins bariolés de Suzy, ne toucha pas à son assiette et but suffisamment pour rire aux bons endroits.
Même sans diapos, ils eurent droit à une séance de Connaissance du monde...
— Aragon ou Castille, précisait Philibert.
— ... sont les mamelles du destin ! répétait-elle à chaque photo.
Elle était gaite.
Triste et gaite.
Franck les quitta assez vite car il allait enterrer sa vie de Français avec ses collègues.
Quand Camille réussit à se lever enfin, Philibert la raccompagna jusqu'au macadam.
— Ça va aller ?
— Oui.
— Tu veux que je t'appelle un taxi ?
— Non merci. J'ai envie de marcher.
— Eh bien... Bonne promenade, alors...
— Camille ?
— Oui.
Elle se retourna.
— Demain... Dix-sept heures quinze à la gare du Nord...
— Tu y seras ?
Il secoua la tête.
— Hélas, non... Je travaille...
— Camille ?
Elle se retourna encore.
— Toi... Vas-y pour moi... S'il te plaît...
22
— T'es venue secouer ton mouchoir ?
— Oui.
— C'est gentil...
— On est combien ?
— De quoi ?
— De filles venues agiter nos mouchoirs et te mettre du rouge à lèvres partout ?
— Ben regarde...
— Que moi ? !
— Eh ouais... grimaça-t-il, les temps sont durs... Heureusement que les Anglaises sont chaudes... Enfin, c'est ce qu'on m'a dit, hein !
— Tu vas leur apprendre le french kiss ?
— Entre autres... Tu m'accompagnes jusqu'au quai ?
— Oui.
Il avisa la pendule :
— Bon. Il ne te reste plus que cinq minutes pour arriver à prononcer une phrase de sept mots, c'est faisable, non ? Allez, badinait-il pour de faux, si c'est trop, sept, trois me suffiraient... Mais les bons, hein ? Merde ! J'ai pas composté mon billet... Alors ?
Silence.
— Tant pis... Je resterai crapaud...
Il remit son gros sac sur son épaule et lui tourna le dos.
Il courut pour choper le contrôleur.
Elle le vit qui récupérait son billet et lui faisait un grand signe de la main...
Et l'Eurostar lui fila entre les doigts...
Et elle se mit à pleurer, cette grosse bécasse.
Et l'on ne voyait plus qu'un petit point gris au loin...
Son portable sonna.
— C'est moi.
— Je sais, ça s'affiche...
— Je suis sûr que t'es en plein dans une scène hyper romantique, là... Je suis sûr que t'es toute seule au bout du quai, comme dans un film, en train de pleurer ton amour perdu dans un nuage de fumée blanche...
Elle pleurait de sourire.
— Pas... Pas du tout, réussit-elle à répondre, je... J'étais justement en train de sortir de la gare...
« Menteuse » fit une voix dans son dos.
Elle lui tomba dans les bras et le serra fort fort fort fort.
Jusqu'à ce que ça craque.
Elle pleurait.
Ouvrait les vannes, se mouchait dans sa chemise, pleurait encore, évacuait vingt-sept années de solitude, de chagrin, de méchants coups sur la tête, pleurait les câlins qu'elle n'avait jamais reçus, la folie de sa mère, les pompiers à genoux sur la moquette, la distraction de son papa, les galères, les années sans répit, jamais, le froid, le plaisir de la faim, les mauvais écarts, les trahisons qu'elle s'était imposées et ce vertige toujours, ce vertige au bord du gouffre et des goulots. Et les doutes, et son corps qui se dérobait toujours et le goût de l'éther et la peur de n'être jamais à la hauteur. Et Paulette aussi. La douceur de Paulette pulvérisée en cinq secondes et demie...
Il avait refermé son blouson sur elle et posé son menton sur sa tête.
— Allez... Allez... murmurait-il tout doucement sans savoir si c'était allez, pleure encore ou allez, ne pleure plus.
Comme elle voulait.
Ses cheveux le chatouillaient, il était plein de morve et très heureux.
Très heureux.
Il souriait. Pour la première fois de sa vie, il était au bon endroit au bon moment.
Il frottait son menton sur son crâne.
— Allez, ma puce... T'inquiète pas, on va y arriver... On fera pas mieux que les autres mais on fera pas pire non plus... On va y arriver, je te dis... On va y arriver... On a rien à perdre nous, puisqu'on a rien... Allez... Viens.
ÉPILOGUE
— Putain j'y crois pas là... J'y crois pas... râlait-il pour cacher son bonheur, il parle que de Philou, ce con ! Et le service ceci et le service cela... Bien sûr ! C'est pas dur pour lui ! Il a les bonnes manières tatouées dans le sang ! Et l'accueil, et le décor et les dessins de Fauque et gnagnagna... Et ma cuisine alors ? Tout le monde s'en fout de ma cuisine ?
Suzy lui arracha le journal des mains.
— Coup de cœur pour ce bistrot blablabla où le jeune chef Franck Lestafier nous écarquille les papilles et nous repaît de ses bienfaits en réinventant une cuisine de ménage plus vive, plus légère, plus gaie, blablabla... En un mot c'est chaque jour le bonheur d'un repas du dimanche sans vieilles tantes et sans lundi... Et alors ? C'est quoi, ça ? Les cours de la Bourse ou du poulet rôti ?
— Nan, c'est fermé ! cria-t-il aux gens qui soulevaient le rideau. Oh et puis si, venez, tiens... Venez... Y en aura bien assez pour tout le monde... Vincent tu rappelles ton chien putain ou je le fous au congèle !