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Sébastien les coupa :

— On attend Marco et Kermadec et on se retrouve après ?

— Non, je suis naze, moi... Je rentre...

— Et toi, Camille ?

— Elle est naze aus...

— Pas du tout, l'interrompit-elle, enfin, si, mais j'ai quand même envie de faire la fête !

— T'es sûre ? demanda Franck.

— Ben oui, il faut bien accueillir la nouvelle année... Pour qu'elle soit meilleure que l'autre, non ?

— Je croyais que tu détestais ça, les fêtes...

— C'est vrai, mais c'est ma première bonne résolution figure-toi : « En 2003, je n'y croyais pas, en 2004, je suis folâtre ! »

— Vous allez où ? ajouta Franck en soupirant.

— Chez Ketty...

— Oh, non, pas là... Tu sais bien...

— Bon, eh ben à La Vigie alors...

— Non plus.

— Oh, t'es chiant Lestafier... Sous prétexte que tu t'es tapé toutes les serveuses du périmètre, on peut plus aller nulle part ! C'était laquelle chez Ketty ? La grosse qui zozotait ?

— Elle zozotait pas ! s'indigna Franck.

— Non, saoule, elle parlait normalement, mais à jeun, elle zozotait, je te signale... Bon, ben de toute façon, elle bosse plus là...

— T'es sûr ?

— Ouais.

— Et la rousse ?

— La rousse non plus. Hé, mais tu t'en fous, t'es avec elle, non ?

— Mais non, il est pas avec moi ! s'indigna Camille.

— Bon... euh... Vous vous démerdez tous les deux, mais nous on s'y retrouve quand ils auront fini...

— Tu veux y aller ?

— Oui. Mais je voudrais prendre une douche d'abord... ,

— OK. Je t'attends. Moi, je retourne pas à l'appart, sinon je vais m'écrouler...

— Hé?

— Quoi ?

— Tout à l'heure, tu m'as pas embrassé finalement...

— Tiens, voilà... fit-elle en lui déposant un petit bécot sur le front.

— C'est tout ? Je croyais qu'en 2004, t'étais folâtre ?

— T'as déjà tenu une seule de tes résolutions, toi ?

— Non.

— Moi non plus.

19

Parce qu'elle était moins fatiguée qu'eux ou parce qu'elle tenait mieux l'alcool, elle fut vite obligée de commander autre chose que de la bière pour rire en cadence. Elle avait l'impression de se retrouver dix ans en arrière, à une époque où certaines choses lui semblaient encore évidentes... L'art, la vie, l'avenir, son talent, son amoureux, sa place, son rond de serviette ici-bas et toutes ces foutaises...

Ma foi, ce n'était pas si désagréable...

— Hé, Franck, tu bois pas ce soir ou quoi ?

— Je suis mort...

— Allons, pas toi... T'es pas en vacances en plus ?

— Si.

— Alors ?

— Je vieillis...

— Allez, bois un coup... Tu dormiras demain...

Il tendit son verre sans conviction : non, il ne dormirait pas demain. Demain il irait au Temps retrouvé, la SPA des vieux, manger des chocolats dégueulasses avec deux ou trois mémés abandonnées qui joueraient avec leurs dentiers pendant que la sienne regarderait par la fenêtre en soupirant.

Maintenant, il avait mal au bide dès le péage...

Il préférait ne pas y penser et vida son verre d'une traite.

Il regardait Camille en douce. Ses taches de rousseur apparaissaient ou disparaissaient selon les heures, c'était très étrange comme phénomène...

Elle lui avait dit qu'il était beau et maintenant elle était en train de bader ce grand dadais, pff... toutes les mêmes...

Franck Lestafier n'avait pas le moral.

Légère envie de pleurer, même...

Eh ben, alors ? Qu'est-ce qui ne va pas, mon grand ?

Euh... Je commence par où ?

Un boulot de merde, une vie de merde, une mémé à l'ouest et un déménagement en perspective. Redormir sur un clic-clac pourri, perdre une heure à chaque pause. Ne plus jamais voir Philibert. Ne plus jamais le titiller pour lui apprendre à se défendre, à répondre, à s'énerver, à s'imposer enfin. Ne plus l'appeler mon gros minet en sucre. Ne plus penser à lui mettre une bonne gamelle de côté. Ne plus épater les filles avec son lit de roi de France et sa salle de bains de princesse. Ne plus les entendre, lui et Camille, parler de la guerre de 14 comme s'ils l'avaient vécue, ou de Louis XI comme s'il venait de boire un godet avec eux. Ne plus la guetter, ne plus lever le nez en ouvrant la porte pour savoir, à l'odeur de sa cigarette, si elle était déjà là. Ne plus se précipiter sur son carnet dès qu'elle avait le dos tourné pour voir les dessins du jour. Ne plus se coucher et avoir la tour Eiffel illuminée pour veilleuse. Et puis rester en France, continuer de perdre un kilo par service et de le reprendre en bières juste après. Continuer d'obéir. Toujours. Tout le temps. Il avait fait que ça : obéir. Et maintenant, il était coincé jusqu'à... Vas-y, dis-le jusqu'à quand, dis-le ! Eh ben, ouais, c'est ça... Jusqu'à ce qu'elle claque... Comme si sa vie ne pouvait s'arranger qu'à la seule condition de le faire souffrir encore...

Putain, mais c'est bon, là ! Vous pouvez pas vous exciter sur un autre que moi, maintenant ? C'est vrai quoi, j'ai eu ma dose...

Elles sont pleines de merde mes bottes, les gars, alors allez voir ailleurs si j'y suis... Moi, c'est bon. J'ai raqué.

Elle lui donna un coup de pied sous la table :

— Hé... Ça va ?

— Bonne année, lâcha-t-il.

— Ça va pas ?

— Je vais me coucher. Salut.

20

Elle ne s'attarda pas. Ce n'était pas non plus la bande à Foucault, ces gars-là... Ils étaient tous toujours en train de répéter qu'ils faisaient un boulot de cons... euh... et pour cause... Et puis le Sébastien commençait à la chauffer... Pour avoir une chance de coucher avec elle, il aurait dû être gentil dès le matin, ce crétin. C'est à ça qu'on reconnaît les bons coups : aux garçons qui sont gentils avant même de songer à vous étendre...

Elle le trouva recroquevillé sur le canapé.

— Tu dors ?

— Non.

— Ça va pas ?

— En 2004, je me laisse abattre, gémit-il.

Elle sourit :

— Bravo...

— Tu parles, ça fait trois plombes que je cherche une rime convenable... J'ai bien pensé à : en 2004, je suis verdâtre, mais t'aurais pensé que j'allais te dégueuler dessus...

— Quel merveilleux poète, tu fais...

Il se tut. Il était trop fatigué pour jouer.

— Mets-nous un peu de belle musique comme celle que t'écoutais l'autre jour...

— Non. Si tu es déjà triste, ça ne va pas t'arranger...

— Si tu mets ta Castafiore, tu resteras encore un peu ?

— Le temps d'une cigarette...

— Je prends.

Et Camille, pour la cent vingt-huitième fois de la semaine, remit le Nisi Dominus de Vivaldi...

— Qu'est-ce que ça raconte ?

— Attends, je vais te dire... Le Seigneur comble ses amis dans leur sommeil...

— Génial.

— C'est beau, non ?

— Je sais paaas... bâilla-t-il. J'y connais rien...

— C'est drôle, c'est déjà ce que tu m'avais dit pour Durer l'autre jour... Mais ça s'apprend pas, ça ! C'est beau, c'est tout.

— Si, quand même. Que tu le veuilles ou non, ça s'apprend...

— T'es croyante ?

— Non. Enfin, si... Quand j'écoute ce genre de musique, quand j'entre dans une très belle église ou quand je vois un tableau qui m'émeut, une Annonciation par exemple, mon cœur enfle tellement que j'ai l'impression de croire en Dieu, mais je me trompe : c'est en Vivaldi que je crois... En Vivaldi, en Bach, en Haendel ou en Fra Angelico... Ce sont eux les dieux... L'autre, le vieux, c'est un prétexte... C'est d'ailleurs la seule qualité que je lui trouve : d'avoir été assez fort pour leur avoir inspiré à tous, tous ces chefs-d'œuvre...

— J'aime bien quand tu me parles... J'ai l'impression de devenir plus intelligent...

— Arrête...

— Si, c'est vrai...

— Tu as trop bu.

— Non. Pas assez justement...

— Tiens écoute... Là, c'est beau aussi... C'est beaucoup plus gai... C'est d'ailleurs ce que j'aime dans les messes : les moments joyeux, comme les Gloria et tout ça, viennent toujours te repêcher après un moment plombant... Comme dans la vie...

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