Il fit un geste agacé devant sa bouche pour lui rappeler qu'il ne pouvait pas parler. Elle haussa les épaules. Elle n'avait plus l'âge de jouer à ce genre de conneries.
Il alla se coucher sans prendre une douche, sans fumer, sans chercher à l'emmerder. Il était explosé.
Il sortit de sa chambre vers dix heures et demie le lendemain matin, il n'avait pas entendu son réveil et n'eut même pas l'énergie de râler. Elle était dans la cuisine, il s'assit en face d'elle, se servit un litre de café et mit un moment avant de se décider à le boire.
— Ça va ?
— Fatigué.
— Tu ne prends jamais de vacances ?
— Si. Les premiers jours de janvier... Pour mon déménagement...
Elle regarda par la fenêtre.
— Tu seras là vers quinze heures ?
— Pour t'ouvrir ?
— Oui.
— Oui.
— Tu sors jamais ?
— Si, ça m'arrive, mais là je ne vais pas sortir puisque tu ne peux pas rentrer...
Il hocha la tête comme un zombi :
— Bon, il faut que j'y aille, là, sinon je vais me faire décalquer...
Il se leva pour rincer son bol.
— C'est quoi l'adresse de ta mère ?
Il s'immobilisa devant l'évier.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— Pour la remercier...
— La... rrrre..., il avait un chat dans la gorge, la remercier de quoi ?
— Ben... pour l'écharpe.
— Aaaah... Mais c'est pas ma mère qui te l'a faite c'est ma mémé ! rectifia-t-il soulagé, y a que ma mémé pour tricoter aussi bien !
Camille souriait.
— Hé, t'es pas obligée de la mettre, tu sais...
— Je l'aime bien...
— J'ai pas pu m'empêcher de sursauter quand elle me l'a montrée...
Il riait.
— Et attends, toi c'est rien... Tu verrais celle de Phi-libert...
— Elle est comment ?
— Orange et verte.
— Je suis sûre qu'il la mettra... Il regrettera simplement de ne pas pouvoir lui faire un baisemain pour la remercier...
— Ouais, c'est ce que je me suis dit en repartant... Une chance que ce soit vous deux... Vous êtes les deux seules personnes au monde que je connaisse qui soient capables de porter ces horreurs sans avoir l'air ridicule...
Elle le dévisagea :
— Hé, tu t'en rends compte que tu viens de dire quelque chose de gentil, là ?
— C'est gentil de vous traiter de clowns ?
— Ah pardon... Je croyais que tu parlais de notre classe naturelle...
Il mit un moment avant de lui répondre :
— Nan, je parlais de... de votre liberté, je crois... De cette chance que vous avez de vivre en vous en foutant complète...
À ce moment-là, son portable sonna. Pas de chance, pour une fois qu'il essayait de dire un truc philosophique...
« J'arrive chef, j'arrive... Mais c'est bqn, là, je suis prêt... Eh ben, Jean-Luc il a qu'à les faire, lui... Attendez, chef, je suis en train d'essayer d'emballer une fille qu'est vachement plus intelligente que moi, alors, c'est sûr, ça prend plus de temps que d'habitude... De quoi ? Nan, je l'ai pas appelé encore... De toute façon, je vous j'ai dit qu'il pourrait pas... Je le sais qu'ils sont tous débordés, je le sais... OK, je m'en occupe... Je l'appelle tout de suite... De quoi ?... De laisser tomber avec la fille ? Ouais, vous avez sûrement raison, chef... »
— C'était mon chef, lui annonça-t-il en lui adressant un sourire niais.
— Ah bon ? s'étonna-t-elle.
Il essuya son bol, quitta les lieux et retint la porte de justesse pour l'empêcher de claquer.
D'accord cette fille était conne mais elle était loin d'être bête et c'est ça qui était bien.
Avec n'importe quelle autre nana, il aurait raccroché et puis voilà. Alors que là, il lui a dit c'était mon chef pour la faire rire, et elle, elle était tellement maligne qu'elle avait mimé l'étonnée pour lui retourner sa blague. De parler avec elle, c'était comme de jouer au ping-pong : elle tenait la cadence et t'envoyait des smashs dans les coins au moment où tu t'y attendais le moins, du coup, t'avais l'impression d'être moins con.
Il descendait les escaliers en se tenant à la rampe et entendait le cric-cric des pignons et des engrenages au-dessus de sa tête. Avec Philibert, c'était pareil, il aimait bien discuter avec lui à cause de ça...
Parce que lui, il le savait qu'il n'était pas aussi bourrin qu'il en avait l'air, mais son problème, c'était les mots justement... Il lui manquait toujours des mots alors il était obligé de s'énerver pour se faire comprendre... C'est vrai, c'était vraiment gonflant à la fin, merde !
C'était pour toutes ces raisons que ça l'ennuyait de partir... Qu'est-ce qu'il allait foutre quand il serait chez Kermadec ? Picoler, fumer, mater des DVD et feuilleter des magazines de tuning dans les chiottes ?
Super.
Retour à la case vingt ans.
Il assura son service distraitement.
La seule fille de l'univers capable de porter une écharpe tricotée par sa même tout en restant jolie, ne serait jamais pour lui.
C'était bête la vie...
Il fit un détour par la pâtisserie avant de partir, se fit engueuler parce qu'il n'avait toujours pas appelé son ancien apprenti et rentra se coucher.
Il ne dormit qu'une heure parce qu'il devait se rendre à la laverie. Il ramassa toutes ses fringues et les rassembla dans la housse de sa couette.
15
Décidément...
Elle était encore, là. Assise près de la machine numéro sept avec son sac de linge mouillé entre les jambes. Elle lisait.
Il s'installa en face d'elle sans qu'elle l'eût remarqué. Ça le fascinait toujours ce truc-là... Comment elle et Philibert étaient capables de se concentrer... Ça lui rappelait une pub, un type qui mangeait tranquillement son Boursin pendant que le monde s'écroulait autour de lui. Beaucoup de choses lui rappelaient une pub d'ailleurs... C'était sûrement parce qu'il avait beaucoup regardé la télé quand il était petit...
Il joua à un petit jeu : imagine que tu viens de rentrer dans cette Lavomatic pourrie de l'avenue de La Bourdonnais un 29 décembre à cinq heures de l'après-midi et que tu aperçois cette silhouette pour la première fois de ta vie, qu'est-ce que tu te dirais ?
Il se cala dans son siège en plastique, enfonça ses mains dans son blouson et plissa les yeux.
D'abord, tu penserais que c'est un mec. Comme la première fois. Peut-être pas une folle, mais un type vachement efféminé quand même... Donc t'arrêterais de mater. Quoique... Tu aurais des doutes malgré tout... À cause de ses mains, de son cou, de cette façon qu'il avait de promener l'ongle de son pouce sur sa lèvre inférieure... Oui, tu hésiterais... C'était peut-être une fille finalement ? Une fille habillée en sac. Comme si elle cherchait à cacher son corps ? Tu essayerais de regarder ailleurs mais tu ne pourrais pas t'empêcher d'y revenir. Parce qu'il y avait un truc, là... L'air était spécial autour de cette personne. Ou la lumière peut-être ?
Voilà. C'était ça.
Si tu venais d'entrer dans cette Lavomatic pourrie de l'avenue de La Bourdonnais un 29 décembre à cinq heures de l'après-midi et que tu apercevais cette silhouette sous la lumière triste des néons, tu te dirais exactement ceci : ben merde... Un ange...
Elle leva la tête à ce moment-là, le vit, resta un moment sans réagir comme si elle ne l'avait pas reconnu et finit par lui sourire. Oh, presque rien, un léger éclat, petit signe de reconnaissance entre habitués...
— C'est tes ailes ? lui demanda-t-il en désignant son sac.
— Pardon ?
— Nan, rien...
Une des sécheuses s'arrêta de tourner et elle soupira en jetant un coup d'œil à la pendule. Un clodo s'approcha de la machine, il en sortit un blouson et un sac de couchage tout effiloché.
Voilà qui était intéressant... Sa théorie mise à l'épreuve des faits... Aucune fille normalement constituée ne mettrait ses affaires à sécher après celles d'un clochard et il savait de quoi il parlait : il avait presque quinze ans de laveries automatiques dans les pattes...