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A
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— Si tu le dis...

— Tu veux pas essayer ?

— Non, je me connais... Je suis sûre que je vais aimer !

— Et alors ?

— Alors rien... C'est juste que j'ai un problème de voltage... Je ne sais pas comment dire... J'ai souvent l'impression qu'il me manque un bouton... Tu sais, un truc pour régler le volume... Je vais toujours trop loin dans un sens ou dans un autre... J'arrive jamais à trouver la bonne balance et ça finit toujours mal, mes penchants...

Elle se surprit elle-même. Pourquoi se confiait-elle ainsi ? Une légère ivresse peut-être ?

— Quand je bois, je bois trop, quand je fume, je me bousille, quand j'aime, je perds la raison et quand je travaille, je me tue... Je ne sais rien faire normalement sereinement, je...

— Et quand tu détestes ?

— Ça je sais pas...

— Je croyais que tu me détestais, moi ?

— Pas encore, sourit-elle, pas encore... Tu verras quand ça arrivera... Tu verras la différence...

— Bon... Et alors ? Elle est finie ta messe ?

— Oui.

— Qu'est-ce qu'on écoute maintenant ?

— Euh... Je suis pas très sûre qu'on aime les mêmes choses à vrai dire...

— On a peut-être un truc en commun quand même... Attends... Laisse-moi réfléchir... Je suis certain de trouver un chanteur que tu vas aimer aussi...

— Vas-y, trouve.

Il se concentrait sur la préparation de son joint. Quand il fut prêt, il alla dans sa chambre et revint s'accroupir devant la chaîne.

— C'est quoi ?

— Un piège à filles...

— C'est Richard Cocciante ?

— Mais non...

— Julio Iglesias ? Luis Mariano ? Frédéric François ?

— Non.

— Herbert Léonard ?

— Chut...

— Ah ! Je sais ! Roch Voisine !

I guess I'll hâve to say... This album is dedicated to y ou...

— Nooonnn...

— Siiiiii...

— Marvin ?

— Hé ! fit-il en écartant les bras, un piège à filles... Je te l'avais dit...

— J'adore.

— Je sais...

— On est si prévisibles que ça ?

— Non, vous êtes pas du tout prévisibles malheureusement, mais Marvin, ça le fait à chaque fois. Je n'ai jamais encore rencontré une fille qui ne craque pas...

— Aucune ?

— Aucune, aucune, aucune... Sûrement que si ! Mais je m'en souviens pas. Elles ne comptaient pas... Ou alors on a pas eu l'occasion d'aller jusque-là...

— T'as connu beaucoup de filles ?

— Ça veut dire quoi, connaître ?

— Hé ! Pourquoi tu l'enlèves ?

— Parce que je me suis trompé, c'est pas ce que je voulais mettre...

— Mais si, laisse-le ! C'est mon préféré ! Tu voulais Sexual Healing, c'est ça ? Pfff, alors vous, vous êtes prévisibles... Est-ce que tu connais l'histoire de cet album au moins ?

— Lequel ?

— Here my dear.

— Non, je l'écoute pas beaucoup celui-là...

— Tu veux que je te raconte ?

— Attends... Je m'installe... File-moi un coussin...

Il alluma son pétard et s'allongea à la romaine, la tête calée sur la paume.

— Je t'écoute...

— Bon, euh... Je ne suis pas comme Philibert, hein, je te le fais en gros... Alors Here my dear, déjà, ça veut dire à peu près : Tiens, voilà ma chère...

— Ma chair comme la viande ?

— Non, ma chère comme ma chérie... rectifia-t-elle. Le premier grand amour de Marvin, c'était une fille qui s'appelait Anna Gordy. On dit que le premier amour est toujours le dernier, je ne sais pas si c'est vrai, mais pour lui en tout cas, il est clair qu'il ne serait pas devenu ce qu'il a été s'il ne l'avait pas croisée... C'était la sœur d'une grosse pointure de la Motown, le fondateur, je crois : Berry Gordy. Elle était super bien introduite dans le milieu et lui, il piaffait, il suait le talent, il avait à peine vingt ans et elle, presque le double quand ils se sont rencontrés. Bon, coup de foudre, passion romance, finances et tout le toutim, c'était parti... C'est elle qui l'a lancé, qui l'a mis sur des rails, qui l'a aidé, aiguillé, encouragé etc. Une sorte de Pygmalion, si tu veux...

— De quoi ?

— De gourou, de coach, de combustible... Ils eurent beaucoup de mal à avoir un enfant et finirent par en adopter un, ensuite, avance rapide, on est en 77 et leur couple bat de l'aile. Lui, il avait explosé, c'était une star, un dieu déjà... Et leur divorce, comme tous les divorces, fut un énorme merdier. Tu penses, les enjeux étaient faramineux... Bref, c'était sanglant et pour apaiser tout le monde et solder leurs comptes, l'avocat de Marvin suggéra que toutes les royalties de son prochain album tomberaient dans l'escarcelle de son ex. Le juge approuva et notre idole se frotta les mains : il avait dans l'idée de lui torcher une merde vite fait bien fait pour se débarrasser de cette corvée... Sauf que voilà, il ne pouvait pas... On ne peut pas brader une histoire d'amour comme ça. Enfin... Il y en a qui y arrivent très bien, mais pas lui... Plus il réfléchissait et plus il se disait que l'occasion était trop belle... ou trop minable... Alors, il s'est enfermé et a composé cette petite merveille qui retrace toute leur histoire : leur rencontre, leur passion, les premières failles, leur enfant, la jalousie, la haine, la colère... T'entends, là ? Anger quand tout se détraque ? Puis l'apaisement et le commencement d'un nouvel amour... C'est un super beau cadeau, tu ne trouves pas ? Il s'est donné à fond, il a sorti ce qu'il avait de meilleur pour un album qui ne lui rapporterait pas un rond de toute façon...

— Ça lui a plu ?

— A qui, à elle ?

— Oui.

— Non, elle a détesté. Elle était folle de rage et lui a longtemps reproché d'avoir étalé leur vie privée au grand jour... Tiens, la voilà : This is Anna s Song... T'entends comme c'est beau... Avoue que ça sent pas la revanche, ça... Que c'est encore de l'amour...

— Ouais...

— Ça te laisse pensif...

— T'y crois, toi ?

— De quoi ?

— Que le premier amour est toujours le dernier ?

— Je sais pas... J'espère que non...

Ils écoutèrent la fin du disque sans plus s'adresser la parole.

— Bon allez... Presque quatre heures, putain... Je vais être frais encore, moi, demain...

Il se releva.

— Tu vas dans ta famille ?

— Ce qu'il en reste, ouais...

— Il t'en reste pas beaucoup ?

— Comme ça, fit-il en rapprochant son pouce et son index devant son œil...

— Et toi ?

— Comme ça, répondit-elle en passant sa main pardessus sa tête.

— Bon, ben... bienvenue au club... Allez... Bonne nuit...

— Tu dors ici ?

— Ça te dérange ?

— Nan, nan, c'était juste pour savoir...

Il se retourna :

— Tu dors avec moi ?

— Pardon ?

— Nan, nan, c'était juste pour savoir...

Il se marrait.

13

Quand elle se leva, vers onze heures, il était déjà parti. Elle se prépara une grande théière et retourna dans son lit.

Si je devais ramener ma vie à un seul fait, voici ce que je dirais : j'avais sept ans quand le facteur m'a roulé sur la tête...

Elle s'arracha de son histoire en fin d'après-midi pour aller s'acheter du tabac. Un jour férié ce serait coton, mais peu importe, c'était surtout un prétexte pour laisser l'histoire décanter et avoir le plaisir de retrouver son nouvel ami un peu plus tard.

Les grandes avenues du VIF arrondissement étaient désertes. Elle marcha longtemps à la recherche d'un café ouvert et en profita pour appeler chez son oncle. Les jérémiades de sa mère (j'ai trop mangé, etc.) furent diluées dans la bienveillance lointaine des effusions familiales.

Beaucoup de sapins étaient déjà sur le trottoir...

Elle resta un moment à regarder les acrobates à roulettes du Trocadéro et regretta de n'avoir pas pris son carnet. Plus encore que leurs cabrioles, souvent laborieuses et sans grand intérêt, elle aimait leurs ingénieux bricolages : tremplins branlants, petits cônes fluo, canettes en lignes, palettes retournées et mille autres manières de se casser la gueule en perdant son pantalon...

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