Il retira ses lunettes pour se frotter les paupières.
— Ça c'est bien passé votre petite virée ?
— Haute en couleur...
— Tu me montres ton carnet ?
— Si tu te lèves... Il reste de la soupe ?
— Je crois...
— Je t'attends dans la cuisine.
— Et Franck ?
— Envolé...
— Tu le savais qu'il était orphelin ? Enfin... que sa mère l'avait abandonné ?
— J'avais cru comprendre...
Camille était trop fatiguée pour s'endormir. Elle fit rouler sa cheminée jusque dans le salon et fuma des cigarettes avec Schubert.
Le Voyage d'Hiver.
Elle se mit à pleurer et retrouvait soudain le méchant goût des cailloux au fond de sa gorge.
Papa...
Camille, stop. Va te coucher. Cette dégoulinade romantique, le froid, la fatigue, l'autre, là, qui joue avec tes nerfs... Arrête ça tout de suite. C'est n'importe quoi.
Oh, merde !
Quoi ?
J'ai oublié d'appeler Paulette...
Eh ben, vas-y !
Mais il est tard, là...
Raison de plus ! Dépêche-toi !
— C'est moi. C'est Camille... Je vous réveille ?
— Non, non...
— Je vous avais oubliée...
Silence.
— Camille ?
— Oui.
— Il faut faire attention à vous, mon petit, n'est-ce pas ?
— ...
— Camille ?
— D'à... d'accord...
Le lendemain, elle resta dans son lit jusqu'à l'heure des ménages. Quand elle se leva, elle vit l'assiette que Franck lui avait préparée sur la table avec un petit mot : « Filet mignon d'hier aux pruneaux et tagliatelles fraîches. Micro-ondes trois minutes ».
Et sans fautes dis donc...
Elle mangea debout et se sentit tout de suite mieux.
Elle gagna sa vie en silence.
Essora des serpillières, vida des cendriers et noua des sacs-poubelle.
Revint à pied.
Tapait dans ses mains pour les réchauffer.
Relevait la tête.
Réfléchissait.
Et plus elle réfléchissait, plus elle marchait vite.
Courait presque.
Il était deux heures du matin quand elle secoua Philibert:
— Il faut que je te parle.
15
— Maintenant ?
— Oui.
— M... mais, il est quelle heure, là ?
— On s'en fout, écoute-moi !
— Passe-moi mes lunettes, je te prie...
— T'as pas besoin de lunettes, on est dans le noir.
— Camille... S'il te plaît.
— Ah, merci... Avec mes lorgnons, j'entends mieux... Alors soldat ? Que me vaut cette embuscade ?
Camille prit sa respiration et vida son sac. Elle parla pendant un très long moment.
— Fin du rapport, mon colonel...
Philibert resta coi.
— Tu ne dis rien ?
— Ma foi, pour une offensive, c'est une offensive.
— Tu ne veux pas ?
— Attends, laisse-moi réfléchir...
— Un café ?
— Bonne idée. Va te faire un café que je rétrouve mes esprits...
— Et pour toi ?
Il ferma les yeux en lui faisant signe de lever le camp.
— Alors ?
— Je... Je te le dis franchement : je ne pense pas que ce soit une bonne idée...
— Ah ? fit Camille en se mordant la lèvre.
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que c'est trop de responsabilités.
— Trouve autre chose. J'en veux pas de cette réponse. Elle est nulle. On en crève des gens qui ne veulent pas prendre leurs responsabilités... On en crève, Philibert... Toi, tu te l'es pas posée cette question quand t'es venu me chercher là-haut alors que j'avais rien mangé depuis trois jours...
— Si. Je me la suis posée, figure-toi...
— Et alors ? Tu regrettes ?
— Non. Mais ne compare pas. Là, c'est pas du tout le même cas de figure...
— Si ! C'est exactement le même ! Silence.
— Tu sais bien que je ne suis pas chez moi, ici... On vit en sursis... Je peux recevoir une lettre recommandée demain matin me sommant de quitter les lieux dans la semaine qui suit...
— Pff... Tu sais bien comment ça se passe ces histoires de succession... Ça se trouve, t'es encore là pour dix ans...
— Pour dix ans ou pour un mois... Va savoir... Quand il y a beaucoup d'argent en jeu, même les plus grands procéduriers finissent par trouver un terrain d'entente, tu sais...
— Philou...
— Ne me regarde pas comme ça. Tu m'en demandes trop...
— Non, je te demande rien. Je te demande juste de me faire confiance...
— Camille...
— Je... Je ne vous en ai jamais parlé mais je... J'ai vraiment eu une vie de merde jusqu'à ce que je vous rencontre. Bien sûr, comparé à l'enfance de Franck, c'est peut-être pas grand-chose, mais quand même, j'ai l'impression que ça se vaut bien... Que c'était plus insidieux peut-être... Comme un goutte-à-goutte... Et puis je... Je ne sais pas comment j'ai fait... Je m'y suis prise comme une idiote probablement, mais je...
— Mais tu...
— Je... J'ai perdu tous les gens que j'aimais en cours de route et...
— Et?
— Et quand je te disais l'autre jour que je n'avais que toi au monde, ce n'était... Oh et puis, merde ! Tu vois, hier c'était mon anniversaire. J'ai eu vingt-sept ans et la seule personne qui se soit manifestée, c'est ma mère hélas. Et tu sais ce qu'elle m'a offert ? Un livre pour maigrir. C'est drôle, non ? Peut-on avoir plus d'esprit, je te le demande ? Je suis désolée de t'emmerder avec ça, mais il faut encore que tu m'aides Philibert... Encore une fois... Après je ne te demanderai plus rien, c'est promis.
— C'était ton anniversaire hier ? se lamenta-t-il. Pourquoi tu ne nous as pas prévenus ?
— On s'en fout de mon anniversaire ! Je t'ai raconté cette anecdote, c'était pour faire pleurer Margot mais en réalité, ça n'a aucune importance...
— Mais si ! Moi j'aurais bien aimé t'offrir un cadeau...
— Eh ben, vas-y : offre-le-moi maintenant.
— Si j'accepte, tu me laisseras me rendormir ?
— Oui.
— Eh bien oui, alors...
Bien sûr, il ne se rendormit pas.
16
À sept heures, le lendemain, elle était déjà sur le pied de guerre. Elle était allée à la boulangerie et avait ramené une ficelle pour son gradé préféré.
Quand celui-ci entra dans la cuisine, il la trouva accroupie sous l'évier.
— Bouh... gémit-il, les grandes manœuvres... déjà ?
— Je voulais t'apporter ton petit déjeuner au lit, mais je n'ai pas osé...
— Tu as bien fait. Je suis le seul à savoir doser mon chocolat.
— Oh, Camille... assieds-toi, tu me donnes le tournis...
— Si je m'assois, je vais encore t'annoncer quelque chose de grave...
— Misère... Reste debout, alors...
Elle s'assit en face de lui, posa ses mains sur la table et le regarda droit dans les yeux :
— Je vais me remettre au travail.
— Pardon ?
— J'ai posté ma lettre de démission tout à l'heure en descendant...
Silence.
— Philibert ?
— Oui.
— Parle. Dis-moi quelque chose...
Il abaissa son bol et se lécha les moustaches :
— Non. Là je ne peux pas. Là, tu es toute seule, ma belle...
— Je voudrais m'jnstaller dans la chambre du fond...
— Mais Camille... C'est un vrai capharnaùm, la dedans !
— Avec un milliard de mouches crevées, je sais. Mais c'est la pièce la plus lumineuse aussi, celle qui fait l'angle avec une fenêtre à l'est et l'autre au sud...
— Et le bazar ?
— Je m'en occupe...
Il soupira :
— Ce que femme veut...
— Tu verras, tu seras fier de moi...
— J'y compte bien. Et moi ?
— Quoi ?
— J'ai le droit de te demander quelque chose aussi?
— Ben oui...
Il se mit à rosir :
— I... imagine que tu... tu veuilles o... offrir un ca... cadeau à une jeune fille que tu... tu ne co... connais pas, tu... tu fais qu... quoi ?
Camille le regarda par en dessous :
— Pardon ?
— Ne... ne fais pas... pas l'idiote, tu... tu m'as très bien en... entendu...
— Je sais pas, moi, c'est pour quelle occasion ?