Paulette ressuscita.
Quelquefois Camille souffrait d'accès de lucidité et regardait les choses en face. Ce qu'elle vivait avec Franck était bien agréable. Soyons gais, soyons fous clouons les portes, gravons l'écorce, échangeons nos prises de sang, n'y pensons plus, découvrons-nous, effeuillons-nous, souffrons un peu, cueillons dès aujourd'hui les roses de la vie et gnagnagna, mais ça ne pourrait jamais marcher. Elle n'avait pas envie de s'étendre là-dessus, mais bon, c'était foireux leur affaire. Trop de différences, trop de... Enfin bref. Passons. Elle n'arrivait pas à juxtaposer Camille à l'abandon et Camille aux aguets. Il y en avait toujours une qui regardait l'autre en fronçant le nez.
C'était triste mais c'était ainsi.
Mais quelquefois non. Quelquefois, elle réussissait à faire le point et les deux emmerdeuses se fondaient en une seule, toute bête et désarmée. Quelquefois, il la bluffait.
Ce jour-là par exemple... Le coup de la voiture, de la sieste, du marché bonasse et tout, c'était pas mal, mais le plus fort vint après.
Le plus fort, c'est quand il s'arrêta à l'entrée du village et se retourna :
— Mémé, tu devrais marcher un peu et finir à pied avec Camille... Nous on va ouvrir la maison pendant ce temps-là...
Coup de génie.
Car il fallait la voir, la petite mère en chaussons molletonnés agrippée au bras de sa canne de jeunesse, celle qui s'éloignait du bord depuis des mois en s'enfonçait dans la vase, comme elle avançait tout doucement d'abord, tout doucement pour ne pas glisser, puis relevait la tête, levait les genoux et desserrait son étreinte...
Il fallait voir cela pour peser des mots aussi niais que bonheur ou béatitude. Ce visage soudain radieux, ce port de reine, ses petits coups de menton aux voilages furtifs et ses commentaires implacables sur l'état des jardinières et des pas de portes...
Comme elle marchait vite tout à coup, comme le sang lui revenait avec les souvenirs et l'odeur du goudron tiède...
— Regarde, Camille, c'est ma maison. C'est elle.
4
Camille s'immobilisa.
— Eh bien alors ? Qu'est-ce que tu as ?
— C'est... c'est votre maison ?
— Pardi oui ! Ouh regarde-moi ce fouillis... Rien n'a été taillé... Quelle misère...
— On dirait la mienne...
— Pardon ?
La sienne, pas celle de Meudon où ses parents se griffaient le visage, mais celle qu'elle se dessinait depuis qu'elle était en âge de tenir un feutre. Sa petite maison imaginaire, l'endroit où elle se réfugiait avec ses rêves de poules et de boîtes en fer-blanc. Sa Polly Pocket, son camping-car de Barbie, son nid des Marsupilamis, sa maison bleue accrochée à la colline, son Tara, sa ferme africaine, son promontoire dans les montagnes...
La maison de Paulette était une petite bonne femme carrée qui se haussait du col et vous accueillait les mains bien calées sur les hanches avec l'air entendu des fausses mijaurées. Celles qui baissent les yeux et font les modestes alors que tout en elles suinte le contentement et la bonne satisfaction.
La maison de Paulette était une grenouille qui avait voulu devenir aussi grosse que le bœuf. Une petite bicoque de garde-barrière qui n'avait pas eu peur de rivaliser avec Chambord et Chenonceaux.
Rêves de grandeur, petite paysanne vaniteuse et fière disant:
- Regardez bien ma sœur. Est-ce assez, dites-moi. Mon toit d'ardoises avec ce tuffeau blanc qui rehausse les encadrements de la porte et des fenêtres, j'y suis, n'est-ce point ?
— Nenni.
— Ah bon ? Et mes deux lucarnes-là ? Elles sont jolies mes lucarnes ouvragées en pierre de taille ?
— Point du tout.
— Point du tout ? Et la corniche ? C'est un compagnon qui me l'a taillée !
— Vous n'en approchez point, ma chère.
La chétive pécore se vexa si bien qu'elle se couvrit de treille, se farda de pots de fleurs dépareillés et poussa le dédain jusqu'à se piercer un fer à cheval au-dessus de la porte. Tatata, elles n'avaient pas ça les Agnès Sorel et autres dames de Poitiers !
La maison de Paulette existait.
Elle n'avait pas envie d'entrer, elle voulait voir son jardin. Quelle misère... Tout est fichu... Du chiendent partout... Et puis c'est l'époque où il faudrait semer... Les choux, les carottes, les fraises, les poireaux... Toute cette bonne terre aux pissenlits... Quelle misère... Heu-reusement que j'ai mes fleurs... Enfin, là c'est encore un peu tôt... Où sont les narcisses ? Ah ! les voilà ! Et mess crocus ? Et ça, regarde, Camille, penche-toi comme c'est joli... Je ne les vois pas mais ils doivent être quelque part par là...
- Les petites bleues ?
— Oui.
- Comment elles s'appellent ?
- Muscari... Oh... gémit-elle.
- Quoi ?
- Eh bien, il faudrait les diviser...
— Pas de problème ! On s'en occupera demain! Vous m'expliquerez...
— Tu ferais ça ?
— Bien sûr ! Et vous verrez que je serai plus studieuse qu'en cuisine !
— Et des pois de senteur aussi... Il faudrait en mettre... C'était la fleur préférée de ma mère...
— Tout ce que vous voudrez...
Camille tâta son sac. C'est bon, elle n'avait pas oublié ses couleurs...
On roula le fauteuil au soleil et Philibert l'aida à s'asseoir. Trop d'émotions.
— Regarde, mémé! Regarde qui est là ?
Franck se tenait sur le perron, un grand couteau dans une main et un chat dans l'autre.
— Finalement, je crois que je vais vous faire du lapin !
Ils sortirent les sièges et pique-niquèrent en manteau. Au dessert, on se déboutonna et, les yeux clos, la tête en arrière et les jambes loin devant, on inspira du bon soleil de campagne.
Les oiseaux chantaient, Franck' et Philibert se chamaillaient :
— Je te dis que c'est un merle...
— Non, un rossignol.
— Un merle !
— Un rossignol ! Merde, c'est chez moi ici ! Je les connais !
— Arrête, soupira Philibert, tu étais toujours en train de trafiquer des mobylettes, comment pouvais-tu les entendre ? Alors que moi, qui lisais en silence, j'ai eu tout le loisir de me familiariser avec leurs dialectes... Le merle roule alors que le chant du rouge-gorge s'apparente à de petites gouttes d'eau qui tombent... Et là, je te promets que c'est un merle... Entends comme ça roule... C'est Pavarotti qui fait ses vocalises...
— Mémé... C'est quoi ?
Elle dormait.
- Camille... C'est quoi ?
— Deux pingouins qui me gâchent le silence.
— Très bien... Puisque c'est comme ça... Viens mon Philou, je t'emmène à la pêche.
— Ah ? Euh... C'est que je... Je ne suis pas très doué, je... je m'emmêle tou... toujours...
Franck riait.
— Viens mon Philou, viens. Viens me parler de ton amoureuse que je t'explique où est le moulinet...
Philibert fit les gros yeux à Camille.
— Hé ! J'ai rien dit, moi ! se défendit-elle.
— Mais non, c'est pas elle. C'est mon petit doigt...
Le grand Croquignol avec son nœud pap' et son monocle et le petit Filochard avec son bandeau de pirate s'éloignèrent bras dessus, bras dessous...
— Alors, dis-moi mon gars, dis à tonton Franck ce que t'as comme appât... Très important l'appât, tu sais ? Parce que c'est pas con ces bêtes-là... Oooh, nooon... C'est pas con du tout...
Quand Paulette se réveilla, elles firent le tour du hameau en voiture à bras puis Camille la força à prendre un bain pour la réchauffer.
Elle se mordait les joues.
Tout cela n'était pas très raisonnable...
Passons.
Philibert fit du feu et Franck prépara le dîner.
Paulette se coucha tôt et Camille les dessina en train de jouer aux échecs.
- Camille ?
- Mmm...
- Pourquoi tu dessines tout le temps ?
- Parce que je sais rien faire d'autre...
— Et là ? Tu fais qui ?
— Le Fou et le Cavalier.
Il fut décidé que les garçons dormiraient dans le canapé et Camille dans le petit lit de Franck.