— C'est vrai ! Je m'en souvenais plus du tout...
— Ben moi, je m'en souviens, je te prie de me croire !
La lumière s'éteignit. Camille souffla ses bougies et toute la salle applaudit.
Philibert s'éclipsa et revint avec un gros paquet :
— C'est de notre part à tous les deux...
— Ouais, mais son idée, précisa Franck. Si ça te plaît pas, je suis pas responsable. Moi je voulais te louer un strip-teaseur, mais il a pas voulu...
— Oh, merci ! C'est gentil !
C était une table d'aquarelliste dite « de campagne ».
Philibert lut le papier avec des trémolos dans la gorge :
— Pliante et inclinable à double plateau, stable, avec une grande surface de travail et deux tiroirs de range-ment. Elle est étudiée pour travailler assis. Elle est composée de quatre pieds, on est content... en hêtre repliables assemblés deux à deux par une traverse donnant ouverte une grande stabilité. Fermés ils assurent le blocage des tiroirs. Plateau inclinable grâce à une double crémaillère. Il est possible de ranger un bloc de papier de format maxi 68 X 52 cm. Il y a déjà quelques feuilles au cas où... Unepoignée intégrée permet le transport de l'ensemble replié. Et ce n'est pas fini, Camille... un emplacement pour une petite bouteille d'eau est prévu sous la poignée !
— On peut mettre que de l'eau ? s'inquiéta Franck.
— Mais ce n'est pas pour boire, idiot, se moqua Paulette, c'est pour mélanger les couleurs !
— Ah ben ouais, je suis con, moi...
— Ça... Ça, te plaît ? s'inquiéta Philibert.
— C'est magnifique !
— Tu... tu pré... préférais pas un ga... un garçon tout nu?
— J'ai le temps de l'essayer tout de suite ?
— Vas-y, vas-y, on attend René de toute façon...
Camille chercha sa minuscule boîte d'aquarelles dans son sac, desserra les vis et s'installa devant la baie vitrée.
Elle dessina la Loire. Lente, large, calme, imperturbable. Ses bancs de sable nonchalants, ses piquets et ses barques moisies. Un cormoran là-bas. Les joncs pâles et le bleu du ciel. Un bleu d'hiver, métallique, éclatant, frimeur, cabotinant entre deux gros nuages fatigués.
Odette était hypnotisée :
— Mais comment qu'elle fait ? Elle n'a que huit couleurs dans son petit machin !
— Je triche mais chut... Tenez. C'est pour vous.
— Oh, ben merci ! Merci ! René ! Viens voir par ici!
— Je vous offre le repas, moi !
— Oh, mais non...
— Mais si, mais si ! J'y tiens...
Quand elle se rassit avec eux, Paulette lui glissa un paquet sous la table : c'était un bonnet assorti à l'écharpe. Les mêmes trous et les mêmes couleurs. La classe.
Des chasseurs arrivèrent, Franck les suivit en cuisine avec le maître de maison et l'on tira sur la fine en commentant les gibecières. Camille s'amusait avec son cadeau et Paulette racontait sa guerre à Philibert qui avait allongé ses longues jambes et l'écoutait passionnément.
Puis ce fut la mauvaise heure, entre chien et loup, et Paulette s'assit à la place du mort.
Personne ne parlait.
Le paysage devint de plus en plus laid.
Ils contournèrent la ville et traversèrent des zones commerciales sans surprise : le supermarché, les hôtels à 29 euros avec le câble, les hangars et les garde-meubles. Enfin Franck se gara.
Tout au bout de la zone.
Philibert se leva pour lui ouvrir la porte et Camille retira son bonnet.
Paulette lui caressa la joue.
— Allez, allez... bougonna Franck, on abrège. J'ai pas envie de me faire engueuler par la mère sup, moi !
Quand il revint, la silhouette avait déjà écarté les voilages.
Il se rassit, grimaça et souffla un bon coup avant a embrayer.
H n était pas encore sorti du parking que Camille lui tapa sur l'épaule :
— Arrête-toi.
— Qu'est-ce que t'as oublié encore ?
— Arrête-toi, je te dis.
18
Il se retourna.
— Et maintenant ?
— Combien ça vous coûte ?
— Pardon ?
— Ce truc, là ? Cette maison ?
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— Combien ?
— Dans les dix mille balles...
— Qui paye ?
— La retraite de mon pépé, sept mille cent douze francs et le Conseil général ou je ne sais plus quoi...
— Pour moi je te demande deux mille balles comme argent de poche et le reste, tu te le gardes et t'arrêtes de travailler le dimanche pour me soulager...
— Attends, de quoi tu me parles, là ?
— Philou ?
— Ah non, c'est ton idée, ma chère, minauda-t-il.
— Oui, mais c'est ta maison, mon ami...
— Hé ! Qu'est-ce qui se passe, là ? C'est quoi l'embrouille ?
Philibert alluma le plafonnier :
— Si tu veux...
— Et si elle, elle veut, précisa Camille.
— ... on l'emmène avec nous, sourit Philibert.
— A... avec vous, où ? bredouilla Franck.
— Chez nous... à la maison...
— Quand... quand ça ?
— Maintenant.
— Main... maintenant ?
— Dis-moi, Camille, j'ai l'air aussi ahuri que ça quand je bégaye ?
— Non, non, le rassura-t-elle, tu n'as pas du tout ce regard idiot...
— Et qui c'est qui va s'en occuper ?
— Moi. Mais je viens de te soumettre mes conditions...
— Et ton boulot ?
— Plus de boulot ! Fini !
— Mais euh...
— Quoi ?
— Ses médicaments et tout ça...
— Ben je lui donnerai ! C'est pas dur de compter des pilules, si ?
— Et si elle tombe ?
— Ben elle tombera pas puisque je suis là !
— Mais euh... Elle... elle dormira où ?
— Je lui laisse ma chambre. Tout est prévu...
Il posa son front sur le volant.
— Et toi Philou, qu'est-ce que t'en penses ?
— Du mal au début et puis du bien. Je pense que ta vie sera beaucoup plus simple si on l'emmène...
— Mais c'est lourd un vieux !
— Tu crois ? Combien elle pèse ta petite grand-mère ? Cinquante kilos ? Même pas...
— On peut pas l'enlever comme ça ?
— Ah bon ?
— Ben non...
— S il faut payer des dommages, on payera...
— Je peux faire un tour ?
— Vas-y.
— Tu m'en roules une, Camille ?
— Tiens.
Il claqua la porte.
— C'est une connerie, conclut-il en revenant s'asseoir.
— Ça, on n'a jamais dit le contraire... Hein Philou?
— Jamais. On est lucides quand même !
— Ça vous fait pas peur ?
— Non.
— On en a vu d'autres, pas vrai ?
— Oh là !
— Vous croyez qu'elle va se plaire à Paris ?
— On ne l'emmène pas à Paris, on l'emmène chez nous !
— On lui montrera la tour Eiffel !
— Non. On lui montrera plein de choses beaucoup plus belles que la tour Eiffel...
Il soupira.
— Bon, ben, on fait comment maintenant ?
— Je m'en occupe, dit Camille.
Quand ils revinrent se garer sous ses fenêtres, était toujours là.
Camille partit en courant. Depuis la voiture, Franck et Philibert assistèrent à un numéro d'ombres chinoises : petite silhouette se retournant, silhouette plus grande à ses côtés, gestes, hochements de tête, mouvements d'épaules, Franck ne cessait de répéter : « C'est une connerie, c'est une connerie, je vous dis que c'est une connerie... Une énorme connerie... »
Philibert souriait.
Les silhouettes changèrent de place.
— Philou ?
— Mmm...
— C'est quoi cette fille ?
— Pardon ?
— Cette fille, que tu nous as trouvée, là... C'est exactement ? Un extraterrestre ?
Philibert souriait.
— Une fée...
— Ouais, c'est ça... Une fée... T'as raison.
Et... euh... Elles... elles ont une sexualité, les fées ou euh...
— Mais qu'est-ce qu'elles foutent, merde ?
La lumière s'éteignit enfin.
Camille ouvrit la fenêtre et balança une grosse valise par-dessus bord. Franck, qui était en train de se manger les doigts, sursauta :
— Putain, mais c'est une manie chez elle de jeter les trucs par la fenêtre ou quoi ?