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A
A

Au début, il ne pouvait pas la saquer, mais maintenant, c'était bien. Il l'avait matée...

Hé ? T'as entendu ce que tu viens de dire ? De quoi ?

Attends, fais pas l'innocent, là... Franchement Lestafier, regarde-moi dans les yeux, t'as l'impression de l'avoir matée, celle-ci ?

Euh... non...

Ah, d'accord ! Je préfère ça... Je sais que t'es pas très futé comme garçon mais quand même... Tu m'as fait peur, là !

Oh, ça va... Si on peut même plus rigoler maintenant...

3

Il se dézippa sous un arrêt d'autocar et resserra le nœud de sa cravate en passant la porte.

La patronne ouvrit grands ses bras :

— Mais qu'il est beau ! Ah ! on voit que tu t'habilles à Paris, toi ! René t'embrasse. Il passera après le service...

Yvonne se leva et sa mémé lui sourit tendrement.

— Alors les filles ? On a passé la journée chez le coiffeur à ce que je vois ?

Elles gloussèrent au-dessus de leurs kirs et s'écartèrent pour lui laisser la vue sur la Loire.

Sa mémé avait ressorti son tailleur des grands jours avec sa broche en toc et son col en poil. Le coiffeur de la maison de retraite ne l'avait pas loupée et elle était aussi saumonée que la nappe.

— Dis donc, y t'a drôlement coloriée ton coiffeur...

— C'est exactement ce que je disais, coupa Yvonne, c'est très bien cette couleur, hein, Paulette ?

Paulette hochait la tête et buvait du petit-lait en se tamponnant le coin des lèvres avec sa serviette damassée, elle mangeait son grand du regard et minaudait derrière la carte.

Tout se passa exactement comme il l'avait prévu: « oui », « non », « ah bon ? », « c'est pas vrai ? », « ben merde... », « pardon... », « putain », « oups... » et « saper-lotte » furent les seuls mots qu'il prononça, Yvonne assurant les intervalles à la perfection...

Paulette ne parlait pas beaucoup.

Elle regardait le fleuve.

Le chef vint leur tenir la jambe un moment et leur servit un vieil armagnac que ces dames refusèrent d'abord avant de le siffler comme un petit vin de messe. Il raconta à Franck des histoires de cuisiniers et lui demanda quand il reviendrait travailler par ici...

— Les Parigots, y savent pas manger... Les femmes elles font du régime et les hommes y pensent qu'à leurs notes de frais... Je suis sûr que t'as jamais d'amoureux... À midi, t'as que des hommes d'affaires qui se foutent bien de ce qu'y mangent et le soir, t'as que des couples qui fêtent leurs vingt ans de mariage en se faisant la gueule parce que leur voiture est mal garée et qu'ils ont peur de la retrouver à la fourrière... Je me trompe ?

— Oh, vous savez, moi je m'en fous... Je fais mon boulot...

— Eh ben, c'est ce que je dis ! Là-haut, tu cuisines pour ta feuille de paye... Reviens donc par ici, on ira à la pêche avec les amis...

— Vous voulez vendre, René ?

— Pff... À qui ?

Pendant qu'Yvonne allait chercher sa voiture, Franck aida sa grand-mère à trouver la manche de son imper :

— Tiens, elle m'a donné ça pour toi...

Silence.

— Ben quoi, ça te plaît pas ?

— Si... si...

Elle se remit à pleurer :

— T'es si beau, là...

Elle lui désignait le dessin qu'il n'aimait pas.

— Tu sais, elle la met tous les jours, ton écharpe...

— Menteur...

— Je te jure !

— Alors t'as raison... Elle est pas normale cette petite, ajouta-t-elle en mouchant son sourire.

— Mémé... Faut pas pleurer... On va s'en sortir...

— Oui... Les pieds devant...

— ...

— Tu sais, quelquefois je me dis que je suis prête et d'autres fois, je... Je...

— Oh... ma petite Mémé...

Et pour la première fois de sa vie, il la serra dans ses bras.

Ils se quittèrent sur le parking et il fut soulagé de n'être pas obligé de la remettre dans son trou lui-même.

Quand il remonta la béquille, sa moto lui parut plus lourde que d'habitude.

Il avait rendez-vous avec sa copine, il avait de la tune, un toit, du boulot, il venait même de trouver sa Riboul-dingue et son Filochard et pourtant, il crevait de solitude.

Quelle merde, murmura-t-il dans son casque, quelle merde... Il ne le répéta pas une troisième fois parce que ça ne servait à rien et, qu'en plus, ça mettait de la buée plein sa visière.

Quelle merde...

4

— T'as encore oublié tes cl...

Camille ne termina pas sa phrase parce qu'elle s'était trompé d'abonné. Ce n'était pas Franck, c'était la fille de l'autre jour. Celle qu'il avait jetée le soir de Noël après l'avoir sautée...

— Franck n'est pas là ?

— Non. Il est parti voir sa grand-mère...

— Il est quelle heure ?

— Euh... dans les sept heures, je crois...

— Ça t'ennuie si je l'attends ici ?

— Bien sûr que non... Entre...

— Je te dérange ?

— Pas du tout ! J'étais en train de comater devant la télé...

— Tu regardes la télé, toi ?

— Ben oui, pourquoi ?

— Je te préviens, j'ai choisi ce qu'il y avait de plus débile... Que des filles habillées en putes et des animateurs en costumes cintrés qui lisent des fiches en écartant virilement les jambes... Je crois que c'est une espèce de karaoké avec des gens célèbres mais je reconnais personne...

— Si, lui, tu le connais, c'est le mec de Star Academy...

— C'est quoi, Star Academy ?

— Ah, ouais, j'avais raison... C'est bien ce que Franck m'a dit, tu regardes jamais la télé...

— Pas tellement, non... Mais là, j'adore... J'ai l'impression de me vautrer dans une bauge bien chaude... Mmm... Ils sont tous beaux, ils arrêtent pas de se faire des bisous et les filles sont toujours en train de retenir leur rimmel quand elles chialent. Tu vas voir c'est vachement émouvant...

— Tu me fais une place ?

— Tiens... fit Camille en se poussant et en lui tendant l'autre bout de sa couette. Tu veux boire quelque chose ?

— Tu carbures à quoi, toi ?

— Bourgogne aligoté...

— Attends, je vais me chercher un verre...

— Qu'est-ce qui se passe, là ?

— Je comprends rien...

— Sers-moi un coup, je vais te dire.

Elles se racontèrent des trucs pendant les pubs. Elle s'appelait Myriam, elle venait de Chartres, elle travaillait dans un salon de coiffure rue Saint-Dominique et sous-louait un studio dans le XVe. Elles se firent du souci pour Franck, lui laissèrent un message et remontèrent le son quand l'émission reprit. À la fin de la troisième coupure, elles étaient copines.

— Tu le connais depuis quand ?

— Je sais pas... Un mois peut-être...

— C'est sérieux ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce qu'il fait que de parler de toi ! Nan, je plaisante... Il m'a juste dit que tu dessinais super bien... Dis, tu veux pas que je t'arrange pendant que je suis là?

— Pardon ?

— Tes cheveux ?

— Maintenant ?

— Ben ouais parce qu'après je serai trop saoule et je risque de te couper une oreille avec !

— Mais t'as rien, là, t'as même pas de ciseaux...

— Y a pas des lames de rasoir dans la salle de bains ?

— Euh... si. Il me semble que Philibert utilise encore une espèce de coupe-chou paléolithique...

— Tu vas faire quoi exactement ?

— T'adoucir...

— Ça t'ennuie si on se met devant un miroir ?

— T'as peur ? Tu veux me surveiller ?

— Non, te regarder...

Myriam l'effila et Camille les dessina.

— Tu me le donnes ?

— Non, tout ce que tu veux mais pas ça... Les autoportraits, même tronqués comme celui-là, je les garde...

— Pourquoi ?

— Je sais pas... J'ai l'impression qu'à force de me dessiner, un jour je finirai par me reconnaître...

— Quand tu te vois dans une glace, tu te reconnais pas ?

— Je me trouve toujours moche.

— Et dans tes dessins ?

— Dans mes dessins pas toujours...

— C'est mieux comme ça, non ?

— Tu m'as fait des pattes, comme à Franck...

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