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7

— Je déteste le mois de décembre. Toutes ces fêtes, ça me déprime...

— Je sais, maman. C'est la quatrième fois que tu me le répètes depuis que je suis là...

— Ça ne te déprime pas, toi ?

— Et sinon ? Tu es allée au cinéma ?

— Qu'est-ce que tu veux que j'aille faire au cinéma ?

— Tu descends à Lyon pour Noël ?

— Bien obligée... Tu sais comment est ton oncle... Il se contrefiche bien de ce que je deviens mais si je rate sa dinde, ça va être encore toute une histoire... Tu m'accompagnes cette année ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Je travaille.

— Tu balayes les aiguilles du sapin ? demanda-t-elle sarcastique.

— Exactement.

— Tu te fous de moi ?

— Non.

— Note bien, je te comprends... Se taper tous ces cons autour d'une bûche, c'est quand même la grande misère, pas vrai ?

— Tu exagères. Ils sont gentils quand même...

— Pfff... la gentillesse, ça me déprime aussi, tiens...

— Je t'invite, fit Camille en interceptant l'addition. Je dois y aller là...

— Dis donc, tu t'es fait couper les cheveux, toi ? lui demanda sa mère devant la bouche de métro.

— Je me demandais si tu allais t'en apercevoir...

— C'est vraiment affreux. Pourquoi t'as fait ça ?

Camille dévala les escalators à toute vitesse.

De l'air, vite.

8

Elle sut qu'elle était là avant même de la voir. À l'odeur.

Une espèce de parfum suave et sucré qui lui souleva le cœur. Elle se dirigea vers sa chambre au pas de course et les aperçut dans le salon. Franck était avachi par terre et riait bêtement en regardant une fille se déhancher. Il avait mis la musique à fond.

— 'soir, leur lança-t-elle au passage.

En refermant sa porte, elle l'entendit marmonner : « T'occupe. On en a rien à foutre, je te dis... Allez, bouge encore, quoi... »

Ce n'était pas de la musique, c'était du bruit. Un truc de fou. Les murs, les cadres et le parquet tremblaient. Camille attendit encore quelques instants et vint les interrompre :

— Il faut que tu baisses là... On va avoir des problèmes avec les voisins...

La fille s'était immobilisée et se mit à glousser.

— Hé, Franck, c'est elle ? C'est elle ? Hé ? C'est toi la Conchita ?

Camille la dévisagea longuement. Philibert avait raison : c'était étonnant.

Un concentré de bêtise et de vulgarité. Semelles compensées, jean à fanfreluches, soutien-gorge noir, pull à trous-trous, balayage maison et lèvres en caoutchouc, rien ne manquait au tableau.

— Oui, c'est moi, puis s'adressant à Franck, baisse le son, s'il te plaît...

— Oh ! tu me fais chier... Allez... Va faire coucouche dans ton panier...

— Il n'est pas là Philibert ?

— Nan, il est avec Napoléon. Allez, va te coucher on t'a dit.

La fille riait de plus belle.

— C'est où les chiottes ? Hé, c'est où les chiottes ?

— Baisse le son ou j'appelle les flics.

— Mais ouais, c'est ça, appelle-les et arrête de nous faire chier. Allez ! Casse-toi, je te dis !

Pas de chance, Camille venait de passer quelques heures avec sa mère.

Mais ça, Franck ne pouvait pas le savoir...

Pas de chance, donc.

Elle tourna les talons, entra dans sa chambre, piétina son bordel, ouvrit la fenêtre, débrancha sa chaîne hi-fi et la balança du quatrième étage.

Elle revint dans le salon et lâcha calmement :

— C'est bon. J'ai plus besoin de les appeler...

Puis, se retournant :

— Hé... Ferme ta bouche la morue, tu vas gober une mouche.

Elle s'enferma à clef. Il tambourina, hurla, brailla, la menaça des pires représailles. Pendant ce temps-là, elle se regardait dans le miroir en souriant et y surprit un autoportrait intéressant. Hélas, elle n'était pas en état de dessiner quoi que ce soit : mains trop moites...

Elle attendit d'entendre la porte d'entrée claquer pour s'aventurer dans la cuisine, mangea un morceau et alla se coucher.

Il prit sa revanche au milieu de la nuit.

Vers quatre heures, Camille fut réveillée par le raffut langoureux qui venait de la chambre d'à côté. Il grognait, elle gémissait. Il gémissait, elle grognait.

Elle se releva et resta un moment dans le noir à se demander si le mieux ne serait pas de rassembler ses paires sur-le-champ et de regagner ses pénates.

Non, murmura-t-elle, non, ça lui ferait trop plaisir... Quel boucan, mon Dieu, mais quel boucan... Ils devaient se forcer, là, c'était pas possible... Il devait lui demander d'en rajouter... Attends, mais elle était équipée d'une pédale woua woua cette greluche ou quoi ?

Il avait gagné.

Sa décision était prise.

Elle ne put se rendormir.

Elle se leva tôt le lendemain et s'affaira en silence. Elle défit son lit, plia ses draps et chercha un grand sac pour les emporter à la laverie. Elle rassembla ses affaires et les entassa dans le même petit carton qu'à l'aller. Elle était mal. Ce n'était pas tant de retourner là-haut qui l'angoissait, mais plutôt de quitter cette chambre... L'odeur de poussière, la lumière, le bruit mat des rideaux de soie, les craquements, les abat-jour et la douceur du miroir. Cette impression étrange de se trouver hors du temps... Loin du monde... Les aïeuls de Philibert avaient fini par l'accepter et elle s'était amusée à les dessiner autrement et dans d'autres situations. Le vieux Marquis surtout, s'était révélé beaucoup plus drôle que prévu. Plus gai... Plus jeune... Elle débrancha sa cheminée et regretta l'absence d'un range-cordon. Elle n'osa pas la rouler dans le couloir et la laissa devant sa porte.

Ensuite elle prit son carnet, se prépara un bol de thé et revint s'asseoir dans la salle de bains. Elle s'était promis de l'emmener avec elle. C'était la plus jolie pièce de la maison.

Elle vira toutes les affaires de Franck, son déodorant X de Mennen pour nous les hommes, sa vieille brosse à dents de pouilleux, ses rasoirs Bic, son gel pour peau sensible — c'était la meilleure — et ses fringues qui puaient le graillon. Elle balança le tout dans la baignoire.

La première fois qu'elle était entrée dans cet endroit, elle n'avait pu s'empêcher de pousser un petit « oh ! » d'admiration et Philibert lui avait raconté qu'il s'agissait d'un modèle des établissements Porcher datant de 1894. Une lubie de son arrière-grand-mère qui était la plus coquette des Parisiennes de la Belle Époque. Un peu trop coquette d'ailleurs, à en croire les sourcils de son grand-père quand il l'évoquait et racontait ses frasques... Tout Offenbach était là...

Quand elle fut installée, tous les voisins se rassemblèrent pour porter plainte car ils craignaient qu'elle ne passât à travers le plancher, puis pour l'admirer et s'extasier. C'était la plus belle de l'immeuble et peut-être même de la rue...

Elle était intacte, ébréchée, mais intacte.

Camille s'assit sur le panier à linge sale et dessina la forme du carrelage, les frises, les arabesques, la grosse baignoire en porcelaine avec ses quatre pieds de lion griffus, les chromes fatigués, l'énorme pomme de douche qui n'avait plus rien craché depuis la guerre de 14, les porte-savons, évasés comme des bénitiers, et les porte-serviettes à moitié descellés. Les flacons vides, Shocking de Schiaparelli, Transparent d'Houbigant ou Le Chic de Molyneux, les boîtes de poudre de riz La Diaphane, les iris bleus qui couraient le long du bidet et les lavabos si travaillés, si tarabiscotés, si chargés de fleurs et d'oiseaux qu'elle avait toujours eu des scrupules à poser sa trousse de toilette hideuse sur la tablette jaunie. La cuvette des toilettes avait disparu, mais le réservoir de la chasse d'eau était toujours fixé au mur et elle termina son inventaire en reproduisant les hirondelles qui voletaient là-haut depuis plus d'un siècle.

Son carnet était presque terminé. Encore deux ou trois pages...

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