Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

En retournant la carte, Camille découvrit le visage fébrile de Van Gogh.

Elle le glissa dans son carnet.

Le Monop' en avait pris un coup dans l'aile. Grâce aux trois livres que Philibert leur avait offerts, Paris secret et insolite, Paris 300 façades pour les curieux et Le Guide des salons de thé à Paris, roulez jeunesse, Camille leva les yeux et ne dit plus de mal de son quartier où l'Art Nouveau tenait comptoir à ciel ouvert.

Désormais, elles crapahutaient des Isbas russes du boulevard Beauséjour à la Mouzaïa des Buttes-Chaumont en passant par l'Hôtel du Nord et le cimetière Saint-Vincent où elles pique-niquèrent ce jour-là avec Maurice Utrillo et Eugène Boudin sur la tombe de Marcel Aymé.

Quant à Théophile Alexandre Steinlen, merveilleux peintre des chats et des misères humaines, il repose sous un arbre, dans le coin sud-est du cimetière.

Camille reposa le guide sur ses— genoux et répéta :

Merveilleux peintre des chats et des misères humaines, il repose sous un arbre, dans le coin sud-est du cimetière... Jolie notice, non ?

— Pourquoi tu m'emmènes toujours chez les morts ?

— Pardon ?

— ...

— Où est-ce que vous voulez aller, ma petite Paulette ? En boîte de nuit ?

— ...

— Youhou ! Paulette ?

— Rentrons. Je suis fatiguée.

Et cette fois encore, elles échouèrent dans un taxi nui tirait la gueule à cause du fauteuil.

Un vrai détecteur à connards ce truc-là...

Elle était fatiguée.

De plus en plus fatiguée et de plus en plus lourde.

Camille ne voulait pas l'admettre mais elle était sans arrêt en train de la retenir et de se battre avec elle pour l'habiller, la nourrir et l'obliger à tenir une conversation. Même pas une conversation d'ailleurs, une réponse. La vieille dame têtue ne voulait pas voir de médecin et la jeune femme tolérante n'essaya pas d'aller contre sa volonté, d'abord ce n'était pas dans ses habitudes et puis c'était à Franck de la convaincre. Mais quand elles allaient à la bibliothèque, elle se plongeait dans des magazines ou des livres médicaux et lisait des trucs déprimants sur la dégénérescence du cervelet et autres folichonneries alzheimeriennes. Ensuite elle rangeait ces boîtes de Pandore en soupirant et prenait de mauvaises bonnes résolutions : si elle ne voulait pas se faire soigner, si elle ne voulait pas s'intéresser au monde d'aujourd'hui, si elle ne voulait pas finir son assiette et si elle préférait enfiler son manteau par-dessus sa robe de chambre pour aller se promener, c'était son droit après tout. Son droit le plus légitime. Elle n'allait pas l'emmerder avec ça et ceux que ça chiffonnait n'avaient qu'à la faire parler de son passé, de sa maman, de soirs de vendanges, du jour où monsieur l'abbé avait failli se noyer dans la Louère parce qu'il avait jeté l'épervier un peu vite et que le machin s'était accroche à l'un des boutons de sa soutane ou encore de son jardin pour retrouver l'étincelle dans ses yeux deenus presque opaques. En tout cas elle, Camille, n'avait rien trouvé de mieux...

- Et comme laitue, vous faisiez quoi ?

- De la Reine de Mai ou de La Grosse Blonde Paresseuse.

- Et les carottes ?

- La Palaiseau, bien sûr...

— Et les épinards ?

— Ouh... les épinards... Le Monstrueux de Viroflay. Il donnait bien celui-là...

— Mais comment vous faites pour vous souvenir de tous ces noms ?

— Je me souviens encore des paquets... Je feuilletais le catalogue Vilmorin tous les soirs, comme d'autres poissent leurs missels... J'adorais ça... Mon mari rêvait de cartouchières en lisant son Manufrance et moi j'aimais les plantes... Les bonnes gens venaient de loin pour admirer mon jardin, tu sais ?

Elle la posait dans la lumière et la dessinait en l'écoutant.

Et plus elle la dessinait, plus elle l'aimait.

Est-ce qu'elle se serait battue davantage pour rester debout s'il n'y avait pas eu le fauteuil roulant ? Est-ce qu'elle l'avait infantilisée en la priant de s'asseoir à tout bout de champ pour aller plus vite ? Probablement...

Tant pis... Ce qu'elles étaient en train de vivre toutes les deux, tous ces regards échangés et ces mains tenues alors que la vie s'émiettait au moindre souvenir, personne ne le leur reprendrait jamais. Ni Franck, ni Philibert qui étaient à mille lieues de concevoir le déraisonnable de leur amitié, ni les médecins qui n'avaient jamais empêché un vieux de retourner au bord du fleuve, d'avoir huit ans, et de crier « Monsieur l'abbé! Monsieur l'abbé ! » en pleurant parce que si l'abbé coulait, c'était l'enfer direct pour tous ses enfants de chœur...

— Moi je lui avais lancé mon chapelet, tu penses comme ça a dû l'aider, le pauvre homme... Je crois que j'ai commencé à perdre la foi ce jour-là parce qu'au lieu de supplier Dieu, il appelait sa mère... J'avais trouvé ça louche...

2

— Franck ?

— Mmm...

— Je me fais du souci pour Paulette...

— Je sais.

— Qu'est-ce qu'il faut faire ? La forcer à se laisser examiner ?

— Je crois que je vais vendre ma moto...

— Bon. Tu t'en contrefous de ce que je raconte...

3

Il ne la vendit pas. Il l'échangea au grillardin contre sa Golf de péteux. Il était au fond du gouffre cette semaine-là mais se garda bien de le montrer et, le dimanche suivant, il se débrouilla pour les réunir tous les trois autour du lit de Paulette.

Coup de chance, il faisait beau.

— Tu ne vas pas travailler ? lui demanda-t-elle.

— Bof... J'ai pas très envie aujourd'hui... Dis donc, euh... C'était pas le printemps hier ?

Les autres s'embrouillèrent, entre celui qui vivait dans ses grimoires et celles qui avaient perdu la notion du temps depuis des semaines, c'était se leurrer que d'espérer le moindre écho...

Il ne se démonta pas :

— Ben si, les Parigots ! C'est le printemps, je vous signale !

— Ah?

Un peu mou, le public...

— Vous vous en foutez ?

— Non, non...

— Si. Vous vous en foutez, je vois bien...

Il s'était approché de la fenêtre :

— Nan, mais moi, je disais ça comme ça... Je disais juste que c'était dommage de rester là à regarder les Chinois pousser sur le Champ-de-Mars alors qu'on a une belle maison de campagne comme tous les rupins de l'immeuble et que si vous vous dépêchiez un peu, on pourrait s'arrêter au marché d'Azay et acheter de quoi préparer un bon déjeuner... Enfin, moi... C'est ce que j'en dis hein? Si ça vous tente pas, je retourne me coucher...

Pareille à une tortue, Paulette déplia son vieux cou tout fripé et sortit de sous sa carapace :

— Pardon ?

— Oh... Quelque chose de simple... Je pensais à des côtes de veau avec une jardinière de légumes... Et peut-être des fraises en dessert... Si elles sont belles, hein ? Sinon je ferai une tarte aux pommes... Faut voir... Un petit bourgueil de mon ami Christophe par-dessus tout ça et une bonne sieste au soleil, ça vous dit ?

— Et ton travail ? demanda Philibert.

— Pff... J'en fais bien assez, non ?

— Et on y va comment ? ironisa Camille, dans ton top case ?

Il but une gorgée de café et lâcha tranquillement :

— J'ai une belle voiture, elle attend devant la porte, ce salaud de Pikou me l'a déjà baptisée deux fois ce matin, le fauteuil est plié à l'arrière et j'ai fait le plein tout à l'heure...

Il reposa sa tasse et souleva le plateau :

- Allez... Grouillez-vous les jeunes. J'ai des petits pois à écosser, moi...

Paulette tomba de son lit. Ce n'était pas le cervelet, c'était la précipitation.

Ce qui fut dit fut fait et ce qui fut fait se renouvela toutes les semaines.

Comme tous les rupins — mais sans eux puisqu'ils étaient décalés d'une journée — ils se levaient très tôt le dimanche et revenaient le lundi soir, les bras chargés de victuailles, de fleurs, de croquis et de bonne fatigue.

81
{"b":"104392","o":1}