9
Plus de trois semaines s'étaient écoulées. Franck, qui travaillait tous les dimanches comme extra dans un autre restaurant sur les Champs, se rendait chaque lundi au chevet de sa grand-mère.
Elle se trouvait désormais dans une maison de convalescence à quelques kilomètres au nord de la ville et guettait son arrivée dès le lever du jour.
Lui, par contre, était obligé de régler son réveil. Il descendait comme un zombi jusqu'au troquet du coin, buvait deux ou trois cafés d'affilée, enfourchait sa moto et venait se rendormir auprès d'elle sur un affreux fauteuil en skaï noir.
Quand on lui amenait son plateau-repas, la vieille dame posait son index sur sa bouche et indiquait, d'un mouvement de tête, le gros bébé enroulé sur lui-même qui lui tenait compagnie. Elle le couvait du regard et veillait à ce que son blouson reste bien en place sur sa poitrine.
Elle était heureuse. Il était là. Bien là. Rien qu'à elle...
Elle n'osait pas appeler l'infirmière pour lui demander de remonter son lit, saisissait sa fourchette délicatement et mangeait en silence. Elle cachait des choses dans sa table de nuit, des morceaux de pain, sa portion de fromage et quelques fruits pour les lui donner quand il se réveillerait. Ensuite, elle repoussait la tablette tout doucement et croisait ses mains sur son ventre en souriant.
Elle fermait les yeux et somnolait, bercée par le souffle de son petit homme et les débordements du passé. Elle l'avait perdu tant de fois déjà... Tant de fois... Il lui semblait qu'elle avait passé sa vie à aller le chercher... Au fond du jardin, dans les arbres, chez les voisins, caché dans des étables ou affalé devant leur télévision, puis au café bien sûr, et maintenant sur des petits bouts de papier où il lui avait griffonné des numéros de téléphone qui n'étaient jamais les bons...
Elle avait fait tout ce qu'elle avait pu pourtant... Elle l'avait nourri, embrassé, câliné, rassuré, houspillé, puni et consolé, mais tout cela n'avait servi à rien... À peine sut-il marcher ce gamin-là, qu'il prit la poudre d'escampette et quand il eut trois poils au menton, c'était fini. Il était parti.
Elle grimaçait parfois au milieu de ses rêveries. Ses lèvres tremblaient. Trop de chagrins, trop de gâchis, et tellement de regrets... Il y avait eu des moments si durs, si durs... Oh, mais non, il ne fallait plus y penser, d'ailleurs il se réveillait, les cheveux en bataille et la joue balafrée par la couture du fauteuil :
— Il est quelle heure ?
— Bientôt cinq heures...
— Oh, putain, déjà ?
— Franck, pourquoi tu dis toujours putain ?
— Oh, saperlipopette, déjà ?
— Tu as faim ?
— Ça va, soif plutôt... Je vais aller faire un tour... Et voilà, songea la vieille dame, voilà...
— Tu t'en vas ?
— Mais non, j'm'en vais pas, pu... perlipopette !
— Si tu croises un monsieur roux avec une blouse blanche, tu pourras lui demander quand est-ce que je sors d'ici ?
— Ouais, ouais, fit-il en passant la porte.
— Un grand avec des lunettes et une... Il était déjà dans le couloir.
— Alors ?
— Je l'ai pas vu...
— Ah?
— Allez mémé... lui dit-il gentiment, tu vas pas te remettre à chialer quand même ?
— Non, mais je... Je pense à mon chat, à mes oiseaux... Et puis il a plu toute la semaine et je me fais du mouron pour mes outils... Comme je ne les ai pas rangés, ils vont rouiller, c'est sûr...
— Je passerai à la maison en repartant et j'irai les mettre à l'abri...
— Franck ?
— Oui?
— Emmène-moi avec toi...
— Oh... Me fais pas ce coup-là à chaque fois... J'en peux plus...
Elle se reprit :
— Les outils...
— Quoi ?
— Il faudrait les passer à l'huile de pied de bœuf... Il la regarda en gonflant ses joues :
— Hé, si j'ai le temps, hein ? Bon, c'est pas le tout, mais on a notre cours de gym, nous... Il est où ton déambulateur ?
— Je ne sais pas.
— Mémé...
— Derrière la porte.
— Allez, debout la vieille, je vais t'en montrer des oiseaux, moi !
— Pfff, y en a pas ici. Y a que des vautours et des charognards...
Franck souriait. Il aimait bien la mauvaise foi de sa grand-mère.
— Ça va ?
— Non.
— Qu'est-ce qui cloche encore ?
— J'ai mal.
— T'as mal où ?
— Partout.
— Partout, ça se peut pas, c'est pas vrai. Trouve-moi un endroit précis.
— J'ai mal dans ma tête.
— C'est normal. On en est tous là va... Allez, montre-moi plutôt tes copines...
— Non, tourne. Celles-ci je ne veux pas les voir, je ne peux pas les souffrir.
— Et lui, là, le vieux avec son blazer, il est pas mal, non ?
— Ce n'est pas un blazer, gros bêta, c'est son pyjama, en plus il est sourd comme un pot... Et prétentieux avec ça...
Elle posait un pied devant l'autre et disait du mal de ses petits camarades, tout allait bien.
— Allez, j'y vais...
— Maintenant ?
— Oui, maintenant. Si tu veux que je m'occupe de ta binette... Je me lève tôt moi demain figure-toi et j'ai personne pour m'amener mon petit déjeuner au lit...
— Tu me téléphoneras ? Il hocha la tête.
— Tu dis ça et puis tu ne le fais jamais...
— J'ai pas le temps.
— Juste bonjour et tu raccroches.
— D'accord. Au fait, je ne sais pas si je pourrai venir la semaine prochaine... Y a mon chef qui nous emmène en goguette...
— Où donc ?
— Au Moulin-Rouge.
— C'est vrai ?
— Mais non, c'est pas vrai ! On va dans le Limousin rendre visite au gars qui nous vend ses bêtes...
— Quelle drôle d'idée...
— C'est mon chef, ça... Il dit que c'est important...
— Tu ne viendras pas alors ?
— Je ne sais pas.
— Franck ?
— Oui...
— Le médecin...
— Je sais, le rouquin, j'essaye de le choper... Et tu fais bien tes exercices, hein ? Parce que le kiné n'est pas très content à ce que j'ai pu comprendre...
Avisant la mine étonnée de sa grand-mère, il ajouta, facétieux :
— Tu vois que ça m'arrive de téléphoner...
Il rangea les outils, mangea les dernières fraises du potager et s'assit un moment dans le jardin. Le chat vint s'entortiller dans ses jambes en râlant.
— T'inquiète pas, gros père, t'inquiète pas. Elle va revenir...
La sonnerie de son portable le tira de sa torpeur. C'était une fille. Il fit le coq, elle gloussa.
Elle proposait d'aller au cinéma.
Il roula à plus de cent soixante-dix pendant tout le trajet en cherchant une astuce pour la sauter sans être obligé de se cogner le film. Il n'aimait pas trop le cinéma. Il s'endormait toujours avant la fin.
10
Vers la mi-novembre, alors que le froid commençait son méchant travail de sape, Camille se décida enfin à se rendre dans un Brico quelconque pour améliorer ses conditions de survie. Elle y passa un samedi entier, traîna dans tous les rayons, toucha les panneaux de bois, admira les outils, les clous, les vis, les poignées de porte, les tringles à rideaux, les pots de peintures, les moulures, les cabines de douche et autres mitigeurs chromés. Elle alla ensuite au rayon jardinage et fit l'inventaire de tout ce qui la laissait rêveuse : gants, bottillons en caoutchouc, serfouettes, grillage à poules, godets à semis, or brun et sachets de graines en tout genre. Elle passa autant de temps à inspecter la marchandise qu'à observer les clients. La dame enceinte au milieu des papiers peints pastel, ce jeune couple qui s'engueulait à propos d'une applique hideuse ou ce fringant préretraité en chaussures TBS avec son carnet à spirale dans une main et son mètre de menuisier dans l'autre.
Le pilon de la vie lui avait appris à se méfier des certitudes et des projets d'avenir, mais il y avait une chose dont Camille était sûre : un jour, dans très très longtemps, quand elle serait bien vieille, encore plus vieille que maintenant, avec des cheveux blancs, des milliers de rides et des taches brunes sur les mains, elle aurait sa maison à elle. Une vraie maison avec une bassine en cuivre pour faire des confitures et des sablés dans une boîte en fer-blanc cachée au fond d'un buffet. Une longue table de ferme, bien épaisse, et des rideaux de cretonne. Elle souriait. Elle n'avait aucune idée de ce qu'était la cretonne, ni même si cela lui plairait mais elle aimait ces mots : rideaux de cretonne... Elle aurait des chambres d'amis et, qui sait ? peut-être des amis ? Un jardin coquet, des poules qui lui donneraient de bons œufs à la coque, des chats pour courir après les mulots et des chiens pour courir après les chats. Un petit carré de plantes aromatiques, une cheminée, des fauteuils défoncés et des livres tout autour. Des nappes blanches, des ronds de serviettes chinés dans des brocantes, un appareil à musique pour écouter les mêmes opéras que son papa et une cuisinière à charbon où elle laisserait mijoter de bons bœufs carottes toute la matinée...