3
Les premiers jours, Paulette ne quitta pas sa chambre. Elle avait peur de déranger, elle avait peur de se perdre, elle avait peur de tomber (ils avaient oublié son déambulateur) et surtout, elle avait peur de regretter son coup de tête.
Souvent, elle s'emmêlait les pinceaux, affirmait qu'elle passait de très bonnes vacances et leur demandait quand ils avaient l'intention de la ramener chez elle...
— C'est où chez toi ? s'agaçait Franck.
— Voyons tu sais bien... à la maison... chez moi...
Il quittait la pièce en soupirant :
— Je vous l'avais dit que c'était une connerie... En plus, elle perd la boule maintenant...
Camille regardait Philibert et Philibert regardait ailleurs.
— Paulette ?
- Ah, c'est toi, mon petit... Tu... comment tu t'appelles déjà ?
- Camille...
- C'est ça ! Qu'est-ce que tu veux, ma petite fille ?
Camille s'adressa à elle sans détour et lui parla assez durement. Lui rappela d'où elle venait, pourquoi elle était avec eux, ce qu'ils avaient et allaient encore changer dans leurs modes de vie pour lui tenir compagnie. Elle ajouta mille autres détails cinglants qui laissèrent la vieille dame totalement démunie :
— Je ne retournerai jamais chez moi, alors ?
— Non.
— Ah?
— Venez avec moi, Paulette...
Camille la prit par la main et recommença la visite. Plus lentement cette fois. Elle enfonça quelques clous au passage :
— Ici, ce sont les toilettes... Vous voyez, Franck est en train d'installer des poignées sur le mur pour que vous puissiez vous tenir...
— Conneries... grommelait-il.
— Ici, c'est la cuisine... Elle est grande, hein ? Et puis elle est froide... C'est pour ça que j'ai rafistolé la table roulante hier... Pour vous permettre de prendre vos repas dans votre chambre...
— ... ou dans le salon, précisa Philibert, vous n'êtes pas obligée de rester enfermée toute la journée, vous savez...
— Bon, le couloir... Il est très long mais vous pouvez vous tenir aux boiseries, n'est-ce pas ? Si vous avez besoin d'aide, on ira à la pharmacie louer un autre machin à roulettes...
— Oui, je préfère...
— Pas de problème ! On a déjà un motard dans la maison...
— Ici, la salle de bains... Et c'est là qu'il faut parler sérieusement, Paulette... Tenez, asseyez-vous sur la chaise... Levez les yeux... Regardez comme elle est belle...
— Très belle. J'en ai jamais vu des comme ça par chez nous...
— Bon. Eh bien vous savez ce qu'il va faire votre petit-fils demain avec ses amis ?
— Non...
- Ils vont la saccager. Ils vont installer une cabine de douche pour vous parce que la baignoire est trop haute à enjamber. Alors, avant qu'il ne soit trop tard, il faut vous décider pour de bon. Soit vous restez et les garçons se mettent au travail, soit vous n'avez pas très envie de rester, et il n'y a pas de problème, vous faites ce que vous voulez, Paulette, mais il faut nous le dire maintenant, vous comprenez ?
— Vous comprenez ? répéta Philibert.
La vieille dame soupira, tripota le coin de son gilet pendant quelques secondes qui leur parurent une éternité puis releva la tête et s'inquiéta :
— Vous avez pensé au tabouret ?
— Pardon ?
— Je suis pas complètement impotente, vous savez... Je peux très bien me doucher toute seule, mais il faut me mettre un tabouret, sans quoi...
Philibert fit mine d'écrire sur sa main :
— Un tabouret pour la petite dame du fond ! Je le note ! Et quoi d'autre, je vous prie ?
Elle sourit :
— Rien d'autre...
— Rien d'autre ?
Elle se lâcha enfin :
— Si. J'aimerais bien mon Télé Star, mes mots croisés, des aiguilles et de la laine pour la petite, une boîte de Nivéa parce que j'ai oublié la mienne, des bonbons, un petit poste sur ma table de nuit, des choses qui bullent pour mon dentier, des jarretières, des chaussons et une robe de chambre plus chaude parce que c'est plein de courants d'air ici, des garnitures, de la poudre, mon flacon d'eau de Cologne que Franck a oublié l'autre jour, un oreiller supplémentaire, une loupe et aussi que vous me bougiez le fauteuil devant la fenêtre et...
- Et ? s'inquiéta Philibert.
- Et c'est tout, ma foi...
Franck qui les avait rejoints avec sa boîte à outils tapa sur l'épaule de son collègue :
— Putain mon gars, nous voilà avec deux princesses maintenant...
— Attention ! l'engueula Camille, tu mets de la poussière partout, là...
— Et cesse de jurer comme ça s'il te plaît ! ajouta sa grand-mère.
Il s'éloigna en tramant les pieds :
— Oooh bônneu mèrrre... Ça va être chaud... On est mal, là, mon pote, on est mal... Moi, je retourne au taf, c'est plus calme. Si y en a qui fait les courses, ramenez-moi des patates que j'aie de quoi vous faire un hachis... Et les bonnes cette fois, hein ! Vous regardez... Pommes de terre à purée... C'est pas compliqué, c'est marqué sur le filet...
« On est mal, là, on est mal... », avait-il pressenti et il s'était gouré. Jamais de leurs vies ils n'allèrent aussi bien au contraire.
Dit comme ça, c'est un peu cucul évidemment, mais bon, c'était la vérité et il y avait bien longtemps que le ridicule ne les tuait plus : pour la première fois et tous autant qu'ils étaient, ils eurent l'impression d'avoir une vraie famille.
Mieux qu'une vraie d'ailleurs, une choisie, une voulue, une pour laquelle ils s'étaient battus et qui ne leur demandait rien d'autre en échange que d'être heureux ensemble. Même pas heureux d'ailleurs, ils n'étaient plus si exigeants. D'être ensemble, c'est tout. Et déjà c'était inespéré.
4
Après l'épisode de la salle de bains, Paulette ne fut plus la même. Elle trouva ses marques et se fondit dans le souk ambiant avec une aisance étonnante. Peut-être avait-elle eu besoin d'une preuve justement ? D'une preuve qu'elle était attendue et bienvenue dans cet immense appartement vide où les volets se fermaient de l'intérieur et où personne n'avait touché à la poussière depuis la Restauration. S'ils installaient une douche rien que pour elle, alors... Elle avait failli perdre pied parce que deux ou trois objets lui manquaient et Camille repensa souvent à cette scène. Comment les gens allaient mal, souvent à cause de quelques bricoles, et comment tout aurait pu se dégrader à la vitesse grand V s'il ny avait pas eu là un grand garçon patient qui avait demandé « Quoi d'autre ? » en tenant un calepin imaginaire... À quoi ça tenait finalement ? À un mauvais journal, à une loupe et deux ou trois flacons... C'était vertigineux... Petite philosophie à trois francs six sous qui l'enchantait et s'avéra être autrement plus complexe quand elles se retrouvèrent toutes les deux au rayon dentifrice du Franprix à lire les notices des Stéradent, Polident, Fixadent et autres colles miracles...
- Et... Paulette euh... ce que vous appelez des... des «garnitures», c'est...
- Tu ne vas tout de même pas m'obliger à mettre une couche comme ils donnaient là-bas sous prétexte que c'est moins cher ! s'indigna-t-elle.
— Ah ! des garnitures ! répéta Camille, soulagée D'accord... Je n'y étais pas du tout, là...
Le Franprix, parlons-en, elles le connaissaient par cœur aujourd'hui et bientôt il devint ringard, même! C'était au Monoprix qu'elles trottaient à pas menus avec leur Caddie à roulettes et leur liste de courses établie par Franck la veille au soir...
Ah ! Le Monop'...
Toute leur vie...
Paulette se réveillait toujours la première et attendait que l'un des deux garçons lui amène son petit déjeuner au lit. Quand c'était Philibert qui s'en chargeait, c'était sur un plateau avec la pince à sucre, une serviette brodée et un petit pot à lait. Il l'aidait ensuite à se relever, lui regonflait ses oreillers et tirait les rideaux en se fendant d'un petit commentaire sur le temps. Jamais un homme n'avait été aussi prévenant avec elle et ce qui devait arriver arriva : elle se mit à l'adorer elle aussi. Quand c'était Franck, c'était euh... plus rustique. Il lui déposait son bol de Ricoré sur sa table de nuit et ripait sur sa joue pour l'embrasser en râlant parce qu'il était déjà en retard.