— T'as pas envie de pisser là ?
— J'attends la petite...
— Hé mémé, c'est bon, là ! Lâche-la un peu ! Ça se trouve elle va dormir encore une heure ! Tu vas pas te retenir pendant tout ce temps...
Imperturbable, elle répétait :
— Je l'attends.
Franck s'éloignait en grognonnant.
Eh ben, attends-la, va... Attends-la... C'est dégueulasse y en a plus que pour toi maintenant... Moi aussi, je l'attends, merde ! Qu'est-ce qui faut que je fasse ? Que je me pète les deux jambes pour qu'elle me fasse des risettes à moi aussi ? Fait chier la Mary Poppins, fait chier...
Elle sortait justement de sa chambre en s'étirant :
- Qu'est-ce tu ronchonnes encore ?
— Rien. Je vis avec le prince Charles et sœur Emmanuelle et je m'éclate comme une bête. Pousse-toi, je suis en retard... Au fait?
— Quoi ?
— Donne ton bras voir... Mais c'est très bien ça ! s'égaya-t-il en la palpant. Dis donc, la grosse... Méfie-toi... Tu vas passer à la casserole un de ces jours...
— Même pas en rêve, le cuistot. Même pas en rêve.
— Mais oui ma caille, c'est ça...
C'était vrai, le monde était beaucoup plus gai.
Il revint avec sa veste sous le bras :
— Mercredi prochain...
— Quoi mercredi prochain ?
— Ce sera Mercredi gras parce que mardi j'aurai trop de boulot, et tu m'attends pour dîner...
— A minuit ?
— J'essaierai de rentrer plus tôt et je te ferai des crêpes comme tu n'en as jamais mangé de ta vie...
— Ah ! J'ai eu peur ! j'ai cru que t'avais choisi ce jour-là pour me sauter !
— Je te fais des crêpes et après je te saute.
— Parfait.
Parfait ? Ah, il était mal ce con... Qu'est-ce qu'il allait faire jusqu'à mercredi ? Se cogner dans tous les réverbères, rater ses sauces et s'acheter de nouveaux sous-vêtements? Putain mais c'était pas vrai, ça ! D'une manière ou d'une autre elle finirait par avoir sa peau, cette saleté! L'angoisse.... Pourvu que ce soit de la bonne... Dans le doute il décida de s'acheter un nouveau caleçon quand même...
Ouais... Eh ben ça va y aller le Grand Marnier, c'est moi qui vous le dis, ça va aller... Et ce que je flambe pas, je le bois.
Camille venait ensuite la rejoindre avec son bol de thé. Elle s'asseyait sur le lit, tirait l'édredon et elles attendaient que les garçons soient partis pour regarder le TéléAchat. Elles s'extasiaient, gloussaient, raillaient les tenues des potiches et Paulette, qui n'avait pas encore imprimé le passage à l'euro, s'étonnait que la vie soit si peu chère à Paris. Le temps n'existait plus, s'étirait mollement de la bouilloire au Monoprix et de Monoprix au marchand de journaux.
Elles avaient l'impression d'être en vacances. Les premières depuis des années pour Camille et depuis toujours pour la vieille dame. Elles s'entendaient bien, se comprenaient à mi-mot et rajeunissaient toutes les deux à mesure que les jours rallongeaient.
Camille était devenue ce que la caisse d'allocations familiales appelle une « auxiliaire de vie ». Ces trois mots lui allaient bien et elle compensait son ignorance gériatrique en adoptant un ton direct et des mots crus qui les désinhibaient toutes les deux.
— Allez-y, ma petite Paulette, allez-y... Je vous nettoierai les fesses au jet...
— Tu es sûre ?
— Mais oui !
— Ça ne te dégoûte pas ?
— Mais non.
L'installation d'une cabine de douche s'étant avérée trop compliquée, Franck avait fabriqué une marche anti-dérapante pour escalader la baignoire et coupé les pieds d'une vieille chaise sur laquelle Camille déposait une serviette-éponge avant d'y asseoir sa protégée.
— Oh... gémissait-elle, mais moi ça me gêne... Tu ne peux pas savoir comme je suis mal à l'aise de t'imposer ça...
— Allons...
— Ce vieux corps, là, ça ne te dégoûte pas ? Tu es sûre ?
- Vous savez, je... Je crois que je n'ai pas la même approche que vous... Je... J'ai pris des cours d'anatomie, j'ai dessiné des nus au moins aussi âgés que vous et je n'ai pas de problème de pudeur... Enfin, si, mais pas celui-là. Je ne sais pas comment vous l'expliquer... Mais quand je vous regarde, je ne me dis pas : herk, ces rides, ses seins qui pendouillent, ce ventre mou, ces poils blancs, ce zizi flasque ou ces genoux cagneux... Non, pas du tout... Je vais peut-être vous vexer mais votre corps m'intéresse indépendamment de vous. Je pense boulot, technique, lumière, contours, barbaque à circonvenir... Je songe à certains tableaux... Les vieilles folles de Goya, des allégories de la Mort, la mère de Rembrandt ou sa prophétesse Anne... Excusez-moi, Paulette, c'est affreux tout ce que je vous raconte là mais... en vérité, je vous regarde très froidement !
— Comme une bête curieuse ?
— Il y a un peu de ça... Comme une curiosité plutôt...
— Et alors ?
— Alors rien.
— Tu vas me dessiner moi aussi ?
— Oui.
Silence.
— Oui, si vous me le permettez... Je voudrais vous dessiner jusqu'à ce que je vous connaisse par cœur. Jusqu'à ce que vous n'en puissiez plus de me sentir autour de vous...
— Je te le permettrai, mais là, vraiment je... Tu n'es même pas ma fille ni rien et je... Oh, que... comme je suis confuse...
Camille s'était finalement déshabillée et mise à genoux devant elle sur l'émail grisâtre :
- Lavez-moi.
- Pardon ?
- Prenez le savon, le gant et lavez-moi, Paulette.
Elle s'exécuta et, grelottant à moitié sur son prie-Dieu aquatique, tendit le bras vers le dos de la jeune fille :
— Hé ! Plus fort que ça !
— Mon Dieu, tu es si jeune... Quand je pense que j'étais comme toi autrefois... Bien sûr, je n'étais pas aussi menue mais...
— Vous voulez dire maigre ? la coupa Camille en se retenant à la robinetterie.
— Non, non, je pensais « menue » vraiment... Quand Franck m'a parlé de toi la première fois, je me rappelle, il n'avait que ce mot-là à la bouche : « Oh, mémé, elle est si maigre... Si tu voyais comme elle est maigre... mais maintenant que je te vois telle que tu es, là, je ne suis pas d'accord avec lui. Tu n'es pas maigre, tu es fine. Tu me fais penser à cette jeune femme dans le livre du Grand Meaulnes... Tu sais ? Comment s'appelait-elle déjà ? Aide-moi...
— Je ne l'ai pas lu.
— Elle avait un nom noble elle aussi... Ah, c'est trop bête...
— On ira voir à la bibliothèque... Allez-y ! Plus bas aussi ! Y a pas de raison ! Et attendez, je vais me retourner maintenant... Voilà... Vous voyez ? On est dans le même bateau, ma vieille ! Pourquoi vous me regardez comme ça ?
— Je... C'est cette cicatrice, là...
— Oh, ça ? C'est rien...
— Non... Ce n'est pas rien... Qu'est-ce qui t'est arrivé ?
— Rien je vous dis.
Et, de ce jour, il ne fut plus jamais question d'épiderme entre elles deux.
Camille l'aidait à s'asseoir sur la lunette puis sous la douche et la savonnait en parlant d'autre chose. Les shampoings s'avérèrent plus délicats. À chaque fois qu'elle fermait les yeux, la vieille dame perdait l'équilibre et partait en arrière. Au bout de quelques essais catastrophiques, elles décidèrent de prendre un abonnement chez un coiffeur. Pas dans le quartier oú ils étaient tous hors de prix (« Qui c'est ça, Myriam? lui répondit ce crétin de Franck, je connais pas de Myriam, moi...») mais tout au bout d'une ligne d'autobus. Camille étudia son plan, suivit du doigt les parcours de la RATP, visa l'exotisme, éplucha les pages jaunes, demanda des devis pour une mise en plis hebdomadaire et jeta son dévolu sur un petit salon de la rue des Pyrénées, dernière zone de tarification du 69.
En vérité, la différence de prix ne justifiait pas une telle expédition mais c'était une si jolie promenade...
Et tous les vendredis, dès l'aube, à l'heure où blanchit etc., elle installait une Paulette toute fripée près de la vitre et assurait les commentaires de Paris by day en attrapant au vol — sur son carnet et selon les embouteillages — un couple de caniches en manteaux Burberry sur le pont Royal, l'espèce de cervelas qui ornait les murs du Louvre, les cages et les buis du quai de la Mégisserie, le socle du Génie de la Bastille ou le haut des caveaux du Père-Lachaise, ensuite elle lisait des histoires de princesses enceintes et de chanteurs abandonnés pendant que son amie bichait sous le casque. Elles déjeunaient dans un café de la place Gambetta. Pas dans le Gambetta justement, un endroit un peu trop branchouille à leur goût mais au Bar du Métro qui sentait bon le tabac froid, les millionnaires perdants et le garçon irritable.