Elle n'eut pas le courage de le feuilleter et y vit comme un signe. Fin du carnet, fin des vacances.
Elle rinça son bol et quitta les lieux en refermant la porte tout doucement. Pendant que ses draps tournaient, elle se rendit chez Darty sous la Madeleine et racheta une chaîné à Franck. Elle ne voulait rien lui devoir. Elle n'avait pas eu le temps de voir la marque de son modèle et se laissa prendre la main par le vendeur.
Elle aimait bien ça, se laisser prendre la main...
Quand elle revint, l'appartement était vide. Ou silencieux. Elle ne chercha pas à savoir. Elle déposa le carton Sony devant la porte de son voisin de couloir, déposa les draps sur son ancien lit, salua la galerie des ancêtres, ferma ses volets et roula sa cheminée jusqu'à l'office. Elle ne trouva pas la clef. Bon, elle déposa son carton dessus, sa bouilloire, et repartit travailler.
Au fur et à mesure que le soir tombait et que le froid recommençait sa triste besogne, elle sentit sa bouche s'assécher et son ventre se durcir : les cailloux étaient revenus. Elle fit un gros effort d'imagination pour ne pas pleurer et finit par se convaincre qu'elle était comme sa mère : irritée par les fêtes.
Elle travailla seule et en silence.
Elle n'avait plus très envie de continuer le voyage. Il fallait qu'elle se rende à l'évidence. Elle n'y arrivait pas.
Elle allait remonter là-haut, dans la chambrette de Louise Leduc, et poser son sac.
Enfin.
Un petit mot sur le bureau de monsieur Lanciengoret la tira de ses sordides pensées :
Qui êtes-vous ? demandait une écriture noire et serrée.
Elle posa son pschit-pschit et ses chiffons, prit place sur l'énorme fauteuil en cuir et chercha deux feuilles blanches.
Sur la première, elle dessina une espèce de Pat Hibulaire, hirsute et édenté, qui s'appuyait sur un balai à franges en souriant méchamment. Un litron de rouge dépassait de la poche de sa blouse, Touclean, des professionnels, etc., et il affirmait : Ben, c'est moi...
Sur l'autre, elle dessina une pin-up des années 50. Main sur la hanche, bouche en cul de poule, jambe repliée et poitrine comprimée dans un joli tablier à dentelles. Elle tenait un plumeau et rétorquait : Mais non voyons... c'est moi...
Elle s'était servie d'un Stabilo pour lui mettre du rose aux joues...
À cause de ces bêtises, elle avait raté le dernier métro et revint à pied. Bah, c'était aussi bien comme ça... Un autre signe finalement... Elle avait presque touché le fond, mais pas tout à fait, c'était ça ?
Encore un effort.
Encore quelques heures dans le froid et ce serait bon.
Quand elle poussa la porte cochère, elle se souvint qu'elle n'avait pas rendu ses clefs et qu'elle devait pousser ses affaires dans l'escalier de service.
Et écrire un petit mot à son hôte peut-être ?
Elle se dirigea vers la cuisine et fut contrariée d'y apercevoir de la lumière. Sûrement le sieur Marquet de la Durbellière, chevalier à la triste figure, avec sa patate chaude dans la bouche et sa batterie d'arguments bidon pour la retenir. L'espace d'un instant, elle songea à faire demi-tour. Elle n'avait pas le courage d'écouter ses confusions. Mais bon, dans l'éventualité où elle ne mourrait pas cette nuit, elle avait besoin de son chauffage...
9
Il se tenait à l'autre bout de la table et tripotait la languette de sa canette.
Camille referma sa main sur la poignée et sentit ses ongles lui rentrer dans la paume.
— Je t'attendais, lui dit-il.
— Ah?
— Ouais...
— ...
— Tu ne veux pas t'asseoir ?
— Non.
Ils restèrent ainsi, silencieux, pendant un long moment.
— Tu n'as pas vu les clefs du petit escalier ? finit-elle par demander.
— Dans ma poche...
Elle soupira :
— Donne-les-moi.
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne veux pas que tu partes. C'est moi qui vais me tirer... Si t'es plus là, Philibert va me faire la gueule jusqu'à sa mort... Aujourd'hui déjà, quand il a vu ton carton, il m'a pris la tête et depuis, il est pas sorti de sa chambre... Alors je vais m'en aller. Pas pour toi, pour lui. Je peux pas lui faire ça. Il va redevenir comme il était avant et je veux pas. Il mérite pas ça. Moi, il m'a aidé quand j'étais dans la merde et je veux pas lui faire de mal. Je veux plus le voir souffrir et se tortiller comme un ver à chaque fois que quelqu'un lui pose une question, c'est plus possible, ça... Il allait déjà meux avant que t'arrives mais depuis que t'es là, il est presque normal et je sais qu'il prend moins de médocs alors... T'as pas besoin de partir... Moi, j'ai un pote qui pourra m'héberger après les fêtes...
Silence.
— Je peux te prendre une bière ?
— Vas-y.
Camille se servit un verre et s'assit en face de lui.
— Je peux m'allumer une clope ?
— Vas-y, je te'dis. Fais comme si je n'étais plus là...
— Non, ça je ne peux pas. C'est impossible... Quand tu es dans une pièce, il y a tellement d'électricité dans l'air, tellement d'agressivité que je ne peux pas être naturelle, et...
— Et quoi ?
— Et je suis comme toi, figure-toi, je suis fatiguée. Pas pour les mêmes raisons, j'imagine... Je travaille moins, mais c'est pareil. C'est autre chose, mais c'est pareil. C'est ma tête qui est fatiguée, tu comprends ? En plus, je veux partir. Je me rends bien compte que je ne suis plus capable de vivre en communauté et je...
— Tu?
— Non rien. Je suis fatiguée, je te dis. Et toi, tu n'es pas capable de t'adresser aux autres normalement. Il faut toujours que tu gueules, que tu les agresses... J'imagine que c'est à cause de ton boulot, que c'est l'ambiance des cuisines qui a déteint... ï'en sais rien... Et puis je m'en fous à vrai dire... Mais une chose est sûre : je vais vous rendre votre intimité.
— Non, c'est moi qui vous abandonne, je n'ai pas le choix, je te dis... Pour Philou, tu comptes plus, tu es devenue plus importante que moi...
— C'est la vie, ajouta-t-il en riant.
Et, pour la première fois, ils se regardèrent dans les yeux.
— Je le nourrissais mieux que toi, c'est sûr ! mais moi, j'en avais vraiment rien à foutre des cheveux blancs de Marie-Antoinette... Mais alors... rien à taper et c'est ça qui m'a perdu... Ah, au fait ! merci pour la chaîne...
Camille s'était relevée :
— C'est à peu près la même, non ?
— Sûrement...
— Formidable, conclut-elle d'une voix morne. Bon, et les clefs ?
— Quelles clefs ?
— Allez...
— Tes affaires sont de nouveau dans ta chambre et je t'ai refait ton lit.
— En portefeuille ?
— Putain, mais t'es vraiment chiante, toi, hein ?
Elle allait quitter la pièce quand il lui indiqua son carnet du menton :
— C'est toi qui fais ça ?
— Où tu l'as trouvé ?
— Hé... Du calme... Il était là, sur la table... Je l'ai juste regardé en t'attendant...
Elle allait le reprendre quand il ajouta :
— Si je te dis un truc de gentil, tu vas pas me mordre ?
— Essaye toujours...
Il le prit, tourna quelques pages, le reposa et attendit encore un moment, le temps qu'elle se retourne enfin :
— C'est super, tu sais... Super beau... Super bien dessiné... C'est... Enfin, je te dis ça... Je m'y connais pas trop, hein ? Pas du tout même. Mais ça fait presque deux heures que je t'attends là, dans cette cuisine où on se les gèle et j'ai pas vu le temps passer. Je me suis pas ennuyé une minute. Je... j'ai regardé tous ces visages là... Mon Philou et tous ces gens... Comment tu les as bien attrapés, comment tu les rends beaux... Et l'appart... Moi ça fait plus d'un an que je vis ici et je croyais qu'il était vide, enfin je voyais rien... Et toi, tu... Enfin, c'est super quoi...
— ...
— Ben pourquoi tu pleures maintenant ?
— Les nerfs, je crois...
— V'là autre chose... Tu veux encore une bière ?