16
La cuisine sentait un peu le graillon mais toute la vaisselle avait été rangée.
Pas un bruit, toutes les lampes éteintes, pas même un rai de lumière sous les portes de leurs chambres... Pff... Elle qui était prête à bouffer la poêle pour une fois...
Elle frappa chez Franck.
Il écoutait de la musique.
Elle se posta au bout de son lit et mit ses poings sur ses hanches :
— Ben alors ? ! s'indigna-t-elle.
— On t'en a laissé quelques-unes... Je te les flamberai demain...
— Ben alors ? ! répéta-t-elle. Tu me sautes pas ?
— Ah ! ah ! Très drôle...
Elle commença à se déshabiller.
— Dis donc, mon petit père... Tu vas pas t'en tirer comme ça ! Chose promise, orgasme dû !
Il s'était redressé pour allumer sa lampe pendant qu'elle jetait ses godasses n'importe où.
— Mais qu'est-ce que tu fous ? Où tu vas, là ?
— Ben... Je me désape !
— Oh non...
— Quoi ?
- Pas comme ça... Attends... Moi ça fait des plombes que j'en rêve de ce moment...
- Éteins la lumière.
— Pourquoi ?
— J'ai peur que t'aies plus envie de moi, si tu me vois...
— Mais Camille, putain ! Arrête ! Arrête ! hurlait-il.
Petite moue contrariée :
— Tu veux plus ?
— ...
— Éteins la lumière.
— Non!
— Si!
— Je veux pas que ça se passe comme ça entre nous...
— Tu veux que ça se passe comment ? Tu veux m'emmener canoter au Bois ?
— Pardon ?
— Faire un tour en barque et me dire des poèmes pendant que je laisse traîner ma main dans l'eau...
— Viens t'asseoir à côté de moi...
— Éteins la lumière.
— D'accord...
— Éteins la musique.
— C'est tout ?
— Oui.
- C'est toi ? demanda-t-il intimidé.
— Oui.
- T'es bien là ?
- Non...
- Tiens, prends un de mes oreillers... Comment ça s'est passé ton rendez-vous ?
- Très bien.
- Tu me racontes ?
- De quoi ?
- Tout. Je veux tout savoir, ce soir... Tout. Tout. Tout.
— Tu sais, si je commence... Toi aussi, tu vas te sentir obligé de me prendre dans tes bras après...
— Ah merde... Tu t'es fait violer ?
— Non plus...
— Bon, ben... Je pourrais t'arranger ça si tu veux...
— Oh merci... C'est gentil... Euh... Je commence par où ?
Franck imita la, voix de Jacques Martin dans L'École des Fans :
— Tu viens d'où ma petite fille ?
— De Meudon...
— De Meudon ? s'exclama-t-il, mais c'est très bien, ça ! Et elle est où, ta maman ?
— Elle mange des médicaments.
— Ah bon ? Et ton papa, il est où, ton papa ?
— Il est mort.
— ...
— Ah ! Je t'avais prévenu mon gars ! T'as des préservatifs au moins ?
— Me secoue pas comme ça, Camille, je suis un peu con-con, moi, tu le sais bien... Il est mort, ton père?
— Oui.
— Comment ?
— Il est tombé dans le vide.
— ...
— Bon, je te le refais dans l'ordre... Viens plus près parce que je ne veux pas que les autres entendent...
Il remonta la couette au-dessus de leurs têtes :
— Vas-y. Personne ne peut nous voir, là...
17
Camille croisa les jambes, posa ses mains sur son ventre et entreprit un long voyage.
— J'étais une petite fille sans histoire et très sage... commença-t-elle d'une voix enfantine, je ne mangeais pas beaucoup mais je travaillais bien à l'école et je dessinais tout le temps. Je n'ai pas de frère ni de sœur. Mon papa s'appelait Jean-Louis et ma maman Catherine. Je pense qu'ils s'aimaient quand ils se sont rencontrés... Je ne sais pas, je n'ai jamais osé leur demander... Mais quand je dessinais des chevaux ou le beau visage de Johnny Depp dans 21 Jump Street, là, ils ne s'aimaient déjà plus. Ça j'en suis sûre parce que mon papa ne vivait plus avec nous. Il ne revenait que le week-end pour me voir. C'était normal qu'il parte et moi j'aurais fait pareil à sa place. D'ailleurs, le dimanche soir j'aurais bien aimé partir avec lui mais je l'aurais jamais fait parce que ma maman se serait encore
tuée. Ma maman s'est tuée plein de fois quand j'étais petite... Heureusement, souvent c'était quand j'étais pas là, et puis après... Comme j'avais grandi, il y avait moins de gêne alors euh... Une fois j'étais invitée chez une copine pour son anniversire. Le soir comme ma maman ne venait pas me chercher, une autre maman m'a déposée devant chez moi et quand je suis arrivée dans le salon, je l'ai vue qui était morte sur la moquette.
Les pompiers sont venus et je suis allée vivre chez la voisine pendant dix jours. Après mon papa il lui a dit que si elle se tuait encore une fois, il allait lui retirer ma garde alors elle a arrêté. Elle a juste continué de manger des médicaments. Mon papa m'avait dit qu'il était obligé de partir pour son travail mais ma maman, elle m'a interdit de le croire. Tous les jours, elle me répétait que c'était un menteur, un salaud, qu'il avait une autre femme et une autre petite fille à qui il faisait des câlins tous les soirs...
Elle reprit son timbre normal :
— C'est la première fois que j'en parle... Tu vois, la tienne elle t'a dézingué avant de te remettre dans un train, mais la mienne, elle me mangeait la tête tous les jours. Tous les jours... Quelquefois elle était gentille quand même... Elle m'achetait des feutres et me répétait que j'étais son seul bonheur sur cette terre...
« Quand il venait, mon père s'enfermait dans le garage avec sa Jaguar et il écoutait des opéras. C'était une vieille Jaguar qui n'avait plus de roues mais ce n'était pas grave, on allait se promener quand même... Il disait : "Je vous emmène sur la Riviera mademoiselle ?" et je m'asseyais à côté de lui. J'adorais cette voiture...
— C'était quoi comme modèle ?
— Une MK quelque chose...
— MKI ou MKII ?
— Putain t'es bien un mec, toi... J'essaye de te faire pleurer dans les chaumières et la seule chose qui t'in téresse, c'est la marque de la bagnole !
— Pardon.
— Y a pas de mal...
— Vas-y, continue...
— Pff...
— « Alors mademoiselle ? Je vous emmène sur la Riviera ? »
— Oui, sourit Camille, je veux bien... « Vous avez pris votre maillot de bain ? ajoutait-il, parfait... Et une robe du soir aussi ! Nous irons sûrement au casino... M'oubliez pas votre renard argenté, les nuits sont fraîches à Monte Carlo... » Ça sentait si bon à l'intérieur... L'odeur du cuir qui avait bien vécu... Tout était joli, je me souviens.".. Le cendrier en cristal, le miroir de courtoisie, les minuscules poignées pour descendre les vitres, l'intérieur de la boîte à gants, le bois... C'était comme un tapis volant. « Avec un peu de chance nous arriverons avant la nuit », me promettait-il. Oui, c'était ce genre d'homme mon papa, un grand rêveur qui pouvait passer les vitesses d'une voiture sur cale pendant plusieurs heures et m'emmener au bout du monde dans un garage de banlieue... C'était un fou d'opéra aussi, alors nous écoutions Don Carlos, La Traviata ou Les Noces de Figaro pendant le voyage. Il me racontait les histoires : le chagrin de Madame Butterfly, l'amour impossible de Pélléas et Mélisande, quand il lui avoue j'ai quelque chose à vous dire et qu'il n'y arrive pas, les histoires avec la comtesse et son Chérubin qui se cache tout le temps ou Alcina, la belle sorcière qui transformait ses prétendants en bêtes sauvages... J'avais toujours le droit de parler sauf quand il levait la main et dans Alcina, il la levait souvent... Tornami a vagheggiar, je n'arrive plus à l'écouter cet air-là... Il est trop gai... Mais le plus souvent, je me taisais. J'étais bien. Je pensais à l'autre petite fille. Elle n'avait pas tout ça, elle... C'etait compliqué pour moi... Maintenant, évidemment, j'y vois plus clair : un homme comme lui ne pouvait pas vivre avec une femme comme ma mère... Une femme qui débranchait la musique d'un coup sec quand c'était l'heure de passer à table et éclatait tous nos rêves comme des bulles de savon... Je ne l'ai jamais vue heu-reuse, je ne l'ai jamais vue sourire, je... Mon père, par contre, était la gentillesse et la bonté mêmes. Un peu comme Philibert... Trop gentil en tout cas pour assumer ça. L'idée d'être un salaud aux yeux de sa petite prin-cesse... Alors un jour, il est revenu vivre avec nous... Il dormait dans son bureau et partait tous les week-ends... Plus d'escapades à Salzbourg ou à Rome dans la vieille Jaguar grise, plus de casinos et plus de pique-niques au bord de la mer... Et puis un matin, il devait être fatigué, j'imagine... Très, très fatigué, et il est tombé du haut d'un immeuble...