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— Il est tombé ou il a sauté ?

— C'était un homme élégant, il est tombé. Il était assureur et marchait sur le toit d'une tour pour une histoire de conduits d'aération ou je ne sais quoi, il a ouvert son dossier et n'a pas regardé où il posait les pieds...

— C'est dingue, ce truc... Qu'est-ce que t'en penses toi?

— Je ne pense pas. Après il y a eu l'enterrement et ma mère se retournait tout le temps pour voir si l'autre femme n'était pas dans le fond de l'église... Ensuite elle a vendu la Jaguar et j'ai arrêté de parler.

— Pendant combien de temps ?

— Des mois...

— Et après ? Je peux baisser le drap parce que j'étouffe, là...

— Moi aussi j'étouffais. Je suis devenue une adolescente ingrate et solitaire, j'avais mis le numéro de l'hôpital en mémoire dans le bigophone mais je n'en ai pas eu besoin... Elle s'était calmée... De suicidaire, elle était passée à déprimée. C'était un progrès. C'était plus calme Une mort lui suffisait, j'imagine... Après, je n'avais qu'une idée en tête : me tirer. Je suis partie une première fois vivre chez une copine quand j'avais dix-sept ans... Un soir, boum, ma mère et les flics devant la porte... Alors qu'elle savait très bien où j'étais cette garce... C'était relou comme disent les jeunes. Nous étions en train de dîner avec ses parents et on parlait de la guerre d'Algérie, je me souviens... Et là, toc, toc, les flics. J'étais super mal à l'aise vis-à-vis de ces gens, mais bon, je voulais pas d'histoires alors je l'ai suivie... J'ai eu dix-huit ans le 17 février 1995, le 16 à minuit une, je me suis cassée en fermant la porte tout doucement... J'ai eu mon bac et je suis entrée aux Beaux-Arts... Quatrième sur soixante-dix admis... J'avais fait un super beau dossier à partir des opéras de mon enfance... J'avais travaillé comme une bête et j'ai eu les félicitations du jury... À ce moment-là, je n'avais plus aucun contact avec ma mère et j'ai commencé à galérer parce que la vie était trop chère à Paris... Je vivais chez les uns, chez les autres... Je séchais beaucoup de cours... Je séchais la théorie et j'allais aux ateliers et puis j'ai déconné... Premièrement, je m'ennuyais un peu... Il faut dire que je n'ai pas joué le jeu : je ne me prenais pas au sérieux et du coup, je n'étais pas prise au sérieux. J'étais pas une Artiste avec un A majuscule, jetais une bonne faiseuse... Celle à qui l'on conseillait plutôt la place du Tertre pour barbouiller du Monet et des petites danseuses... Et puis euh... Je ne comprenais rien. Moi j'aimais dessiner, alors, au lieu d'écouter le blabla des profs, je faisais leur portrait et cette notion «d'arts plastiques », de happenings, d'installations, ça me gonflait. Je me rendais bien compte que je m'étais trompé de siècle. J'aurais voulu vivre au xvie ou au xviie et faire mon apprentissage dans l'atelier d'un grand maître... Préparer ses fonds, nettoyer ses pinceaux et lui broyer ses couleurs... Peut-être que je n'étais pas assez mûre ? Ou que je n'avais pas d'ego ? Ou pas le feu sacré tout simplement? Je ne sais pas... Deuxièmement, j'ai fait une mauvaise rencontre... Le truc cousu de fil blanc : la jeune bécasse avec sa boîte de pastels et ses chiffons bien pliés qui tombe amoureuse du génie méconnu. Le maudit, le prince des nuées, le veuf, le ténébreux, l'inconsolable... Une vraie image d'Épinal : chevelu, torturé, génial, souffreteux, assoiffé... Père argentin et mère hongroise, mélange détonant, culture éblouissante, vivant dans un squat et n'attendant que ça: une petite oie gaga pour lui préparer à manger pendant qu'il créait dans d'atroces souffrances... J'ai assuré. Je suis allée au marché Saint-Pierre, j'ai agrafé des mètres de tissu aux murs pour donner un petit aspect « coquet » à notre « chambrette » et j'ai cherché du travail pour faire bouillir la marmite... Enfin la marmite, euh... Le Butagaz, on va dire... J'ai laissé tomber l'école et je me suis assise en tailleur pour réfléchir à quel métier je pourrais bien faire... Et le pire, c'est que j'étais fière ! Je le regardais peindre et je me sentais importante... J'étais la sœur, la muse, la grande femme derrière le grand homme, celle qui remontait les cubis, nourrissait les disciples et vidait les cendriers...

Elle riait.

— J'étais fière et je suis devenue gardienne de musée, super maligne, non ? Bon, là, je te passe les collègues parce que j'ai touché du doigt toute la grandeur de la fonction publique mais... Je m'en foutais à vrai dire... J'étais bien. Finalement, j'y étais dans l'atelier de mon grand maître... Les toiles étaient sèches depuis longtemps mais j'ai sûrement plus appris là que dans toutes les écoles du monde... Et comme je ne dormais pas beaucoup à cette époque, je pouvais comater tranquille... Je me réchauffais... Le problème, c'est que je n'avais pas le droit de dessiner... Même sur un tout petit carnet riquiqui, même s'il n'y avait personne et Dieu sait qu'il n'y avait pas grand monde certains jours, pas question de faire autre chose que de ruminer mon sort, de sursauter quand j'entendais le tchouik tchouik des semelles d'un visiteur égaré ou de ranger mon matos en vitesse quand c'était le gling gling de son trousseau... À la fin, c'était devenu son passe-temps préféré à Séraphin Tico, Séraphin Tico, j'adore ce nom... avancer à pas de loup et me surprendre en plein délit. Ah ! Qu'est-ce qu'il était jouasse, ce crétin, quand il me forçait à ranger mon crayon ! Je le voyais qui s'éloignait en écartant les jambes pour laisser ses couilles se gonffier d'aise... Mais quand je sursautais, ça me faisait bouger et ça, ça me saoulait. Le nombre de croquis gâchés par sa faute... Ah non ! C'était plus possible ! Du coup, j'ai joué le jeu... L'apprentissage de la vie commençait à porter ses fruits : je l'ai soudoyé.

— Pardon ?

— Je l'ai payé. Je lui ai demandé combien y voulait pour me laisser travailler... Trente balles par jour? bon... Le prix d'une heure de coma au chaud ? bon... Et je les lui ai données...

- Putain...

- Ouais... Le grand Séraphin Tico... ajouta-t-elle rêveuse, maintenant qu'on a le fauteuil, j'irai lui dire bonjour un de ces jours avec Paulette...

- Pourquoi ?

— Parce que je l'aimais bien... C'était un filou honnête, lui. Pas comme l'autre zozo qui m'accueillait en faisant la gueule après une journée de boulot parce que j'avais oublié d'acheter des clopes... Et moi, comme une conne, je redescendais...

— Pourquoi tu restais avec lui ?

— Parce que je l'aimais. J'admirais son travail aussi... Il était libre, décomplexé, sûr de lui, exigeant... Tout mon contraire... Il aurait préféré crever la bouche ouverte plutôt que d'accepter le moindre compromis. J'avais à peine vingt ans, c'est moi qui l'entretenais et je le trouvais admirable.

— T'étais godiche...

— Oui... Non... Après l'adolescence que je venais de me cogner, c'était ce qui pouvait m'arriver de mieux... Il y avait fout le temps du monde, on ne parlait que d'art, que de peinture... On était ridicules oui, mais intègres aussi. On bouffait à six sur deux RMI, on pelait de froid et on faisait la queue aux bains publics mais on avait l'impression de vivre mieux que les autres... Et aussi grotesque que cela puisse sembler aujourd'hui, je crois que nous avions raison. Nous avions une passion... Ce luxe... J'étais godiche et heureuse. Quand j'en avais marre d'une salle, j'en changeais et quand je n'oubliais pas les cigarettes, c'était la fête ! On buvait beaucoup aussi... J'ai pris quelques mauvaises habitudes... Et puis j'ai rencontré les Kessler dont je t'ai parlé l'autre jour...

- Je suis sûr que c'était un bon coup... se renfrogna-t-ii.

Elle roucoula :

— Oh oui... Le meilleur du monde... Oh... Rien que d'y penser, ça me fait des frissons partout, tiens...

— Ça va, ça va... On a compris.

— Nan, soupira-t-elle, pas si terrible que ça... Passés les premiers émois post-virginaux, j'ai... je... enfin... C'était un homme égoïste, quoi...

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