Dix fois, cent fois peut-être, elle avait vidé et jeté d'innombrables gobelets où flottaient toujours quelques mégots et récupéré des morceaux de sandwichs rassis sans même y songer, mais ce soir, non. Ce soir, elle n'avait pas envie. Elle rassembla donc tous les déchets de ce type, ses vieux patchs pleins de poils, ses miasmes, ses chewing-gums collés sur le reboni de son cendrier, ses allumettes et ses boulettes de papier, en fit un petit tas sur son beau sous-main en peau de zébu et laissa une note à son attention : Monsieur vous êtes un porc et je vous prie désormais de laisser cet endroit aussi propre que possible. P.-S. : regardez à vos pieds, il y a cette chose si commode qu'on appelle une poubelle... Elle agrémenta sa tirade d'un méchant dessin où l'on apercevait un petit cochon en costume trois pièces qui se penchait pour voir quelle étrangeté se cachait donc sous son bureau. Elle alla ensuite retrouver ses collègues pour les aider à finir le hall.
— Pourquoi tu te marres comme ça ? s'étonna Carine.
— Pour rien.
— T'es vraiment bizarre, toi...
— Qu'est-ce qu'on fait après ?
— Les escaliers du B...
— Encore ? Mais on vient de les faire ! Carine leva les épaules.
— On y va ?
— Non. On doit attendre Super Josy pour le rapport...
— Le rapport de quoi ?
— J'sais pas. Il paraît qu'on utilise trop de produit...
— Faudrait savoir... L'autre jour, on n'en mettait pas assez... Je vais m'en griller une sur le trottoir, tu viens ?
— Fait trop froid...
Camille sortit donc seule, s'adossa à un réverbère. « ... 02-12-03... 00:34... -4 °C... » défilaient en lettres lumineuses sur la devanture d'un opticien.
Elle sut alors ce qu'elle aurait dû répondre à Mathilde Kessler tout à l'heure quand celle-ci lui avait demandé, avec une pointe d'agacement dans la voix, à quoi ressemblait sa vie en ce moment.
« ... 02-12-03... 00:34... -4 °C... »
Voilà.
À ça.
17
— Je sais ! Je le sais bien ! Mais pourquoi vous dramatisez tout comme ça ? C'est n'importe quoi, à la fin !
— Écoute, mon petit Franck, premièrement, tu vas me parler sur un autre ton, et deuxièmement tu es mal placé pour me faire la leçon. Moi, ça fait presque douze ans que je m'en occupe, que je passe la voir plusieurs fois par semaine, que je l'emmène en ville et que je prends soin d'elle. Plus de douze ans, tu m'entends ? Et jusque-là, on ne peut pas dire que tu t'en sois trop mêlé... Jamais un remerciement, jamais un signe de reconnaissance, jamais rien. Même l'autre fois, quand je l'ai accompagnée à l'hôpital et que je suis venue la voir tous les jours au début, ça ne t'aurait pas effleuré de me passer un petit coup de téléphone ou de m'en-voyer une fleur, hein ? Bon, ça tombe bien parce que c'est pas pour toi que je le fais, c'est pour elle. Parce que c'est quelqu'un de bien ta grand-mère... De bien, tu comprends ? Je te blâme pas mon petit gars, tu es jeune, tu habites loin et tu as ta vie, mais quelquefois, tu sais, ça me pèse, tout ça. Ça me pèse... Moi aussi, j'ai ma famille, mes soucis et mes petits ennuis de santé alors, je te le dis tout net : tu dois prendre tes responsabilités maintenant...
— Vous voulez que je lui bousille sa vie et que je la mette en fourrière juste parce qu'elle a oublié une casserole sur le feu, c'est ça ?
— Voyons ! Tu parles d'elle comme si c'était un chien !
— Non, c'est pas d'elle que je parle ! Et vous savez très bien de quoi je parle ! Vous savez très bien que si je la mets dans un mouroir, elle va pas tenir le choc ! Merde ! Vous avez bien vu la comédie qu'elle nous a fait la dernière fois!
— Tu n'es pas obligé d'être grossier, tu sais ?
— Excusez-moi, madame Carminot, excusez-moi... Mais je sais plus où j'en suis... Je... Je peux pas lui faire ça vous comprenez ? Pour moi, ce serait comme de latuer...
— Si elle reste toute seule, c'est elle qui va se tuer...
— Et alors ? Est-ce que ce serait pas mieux ?
— Ça, c'est ta façon d'envisager les choses, mais moi, je ne marche pas dans cette combine. Si le facteur n'était pas arrivé au bon moment l'autre jour, c'était toute la maison qui brûlait et le problème, c'est qu'il ne sera pas toujours là, le facteur... Et moi non plus, Franck... Moi non plus... C'est devenu trop lourd tout ça... C'est trop de responsabilités... À chaque fois que j'arrive chez vous, je me demande ce que je vais trouver et les jours où je ne passe pas, je n'arrive pas à m'en-dormir. Quand je lui téléphone et qu'elle ne répond pas, ça me rend malade et je finis toujours par y aller pour voir un peu ses égarements. Son accident l'a détraquée, ce n'est plus la même femme aujourd'hui. Elle traîne en robe de chambre toute la journée, ne mange plus, ne parle plus, ne lit plus son courrier... Pas plus tard qu'hier, je l'ai encore retrouvée en combinaison dans le jardin... Elle était complètement frigorifiée, la pauvre... Non, je ne vis plus, je suis toujours en train de m'ima-giner le pire... On ne peut pas la laisser comme ça... On ne peut pas. Tu dois faire quelque chose...
— Franck ? Allô ? Franck, tu es là ?
— Oui...
— Faut se faire une raison, mon petit...
— Non. Je veux bien la foutre à l'hospice puisque j'ai pas le choix, mais y faut pas me demander de me faire une raison, ça c'est pas possible.
— Fourrière, mouroir, hospice... Pourquoi tu ne dis pas « maison de retraite » tout simplement ?
— Parce que je sais bien comment ça va se finir...
— Ne dis pas ça, il y a des endroits très bien. La mère de mon mari par exemple, eh bien elle...
— Et vous Yvonne ? Est-ce que vous ne pouvez pas vous en occuper pour de bon ? Je vous payerai... Je vous donnerai tout ce que vous voulez...
— Non, c'est gentil, mais non, je suis trop vieille. Je ne veux pas assumer ça, j'ai déjà mon Gilbert à m'oc-cuper... Et puis elle a besoin d'un suivi médical...
— Je croyais que c'était votre amie ?
— Ça l'est.
— C'est votre amie, mais ça ne vous gêne pas de la pousser dans la tombe...
— Franck, retire tout de suite ce que tu viens de dire !
— Vous êtes tous les mêmes... Vous, ma mère, les autres, tous ! Vous dites que vous aimez les gens, mais dès qu'il s'agit de remonter vos manches, y a plus personne...
— Je t'en prie, ne me mets pas dans le même sac que ta mère ! Ah, ça, non ! Comme tu es ingrat, mon garçon... Ingrat et méchant !
Elle raccrocha.
Il n'était que quinze heures mais il sut qu'il ne pourrait pas dormir.
Il était épuisé.
Il frappa la table, il frappa le mur, il cogna dans tout ce qui était à sa portée.
Il se mit en tenue pour aller courir et s'effondra sur le premier banc venu.
Ce ne fut qu'un petit gémissement d'abord, comme si quelqu'un venait de le pincer, puis tout son corps le lâcha. Il se mit à trembler de la tête aux pieds, sa poitrine s'ouvrit en deux et libéra un énorme sanglot. Il ne voulait pas, il ne voulait pas, putain. Mais il n'était plus capable de se contrôler. Il pleura comme un gros bébé, comme un pauvre naze, comme un mec qui s'apprêtait à dézinguer la seule personne au monde qui l'avait jamais aimé. Qu'il avait jamais aimée.
Il était plié en deux, laminé par le chagrin et tout barbouillé de morve.
Quand il admit enfin qu'il n'y avait rien à faire pour arrêter ça, il enroula son pull autour de sa tête et croisa les bras.
Il avait mal, il avait froid, il avait honte.
Il resta sous la douche, les yeux fermés et le visage tendu jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'eau chaude. Il se coupa en se rasant parce qu'il n'avait pas le courage de rester devant la glace. Il ne voulait pas y penser. Pas maintenant. Plus maintenant. Les digues étaient fragiles et s'il se laissait aller, des milliers d'images viendraient lui ravager la tête. Sa mémé, il ne l'avait jamais vue autre part que dans cette maison. Au jardin, le matin, dans sa cuisine le reste du temps et assise auprès de son lit, le soir...