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Elle pensait à Philibert... Qu'était-il en train de faire à ce moment précis ?

Bientôt le soleil disparut et le froid lui tomba d'un coup sur les épaules. Elle commanda un club sandwich dans l'une de ces grandes brasseries cossues qui bordent la place et dessina sur la nappe en papier les visages blasés des minets du quartier qui comparaient les chèques de leurs bonnes mamans en retenant par la taille des filles ravissantes, léchées comme des poupées Barbie.

Elle lut encore cinq millimètres d'Edgar Mint et retraversa la Seine en frissonnant. Elle crevait de solitude.

Je crève de solitude, se répétait-elle tout bas, je crève de solitude...

Aller au cinéma peut-être ? Pff... Et avec qui parler du film ensuite ? À quoi ça sert les émotions pour soi tout seul ? Elle s'affala sur la porte cochère pour l'ouvrir et fut bien déçue de retrouver l'appartement vide.

Elle fit un peu de ménage pour changer et reprit son livre. Il n'est pas de chagrin qu'un livre ne puisse consoler, disait le grand homme. Allons voir...

Quand elle entendit le cliquetis de la serrure, elle fit celle qui s'en fichait et rassembla ses jambes sous elle en se tortillant sur le canapé.

Il était avec une fille. Une autre. Moins voyante.

Ils passèrent rapidement dans le couloir et s'enfermèrent dans sa chambre.

Camille remit de la musique pour couvrir leurs ébats.

Hum...

Les boules. C'est comme ça qu'on dit, non ? Les boules.

Finalement, elle prit son bouquin et migra dans la cuisine tout au bout de l'appartement.

Un peu plus tard, elle surprit leur conversation dans l'entrée :

— Ben tu viens pas avec moi ? s'étonnait-elle.

— Nan, je suis crevé, j'ai pas envie de sortir...

— Attends, t'es chié... Moi j'ai planté toute ma famille pour être avec toi... Tu m'avais promis qu'on irait dîner quelque part...

— Je suis crevé, je te dis...

— Au moins prendre un pot...

— T'as soif ? Tu veux une bière ?

— Pas ici...

— Oh... mais tout est fermé aujourd'hui... Et puis je bosse demain, moi !

— J'y crois pas... J'ai plus qu'à me casser, c'est ça?

— Allez, ajouta-t-il plus doucement, tu vas pas me faire une scène... Passe demain soir au reste..

— Quand ?

— Vers minuit...

— Vers minuit... N'importe quoi... Allez salut, va...

— Tu fais la gueule ?

— Salut.

Il ne s'attendait pas à la trouver dans la cuisine enroulée dans son édredon :

— T'étais là, toi ?

Elle leva les yeux sans répondre.

— Pourquoi tu me regardes comme ça ?

— Pardon ?

— Comme une merde.

— Pas du tout !

— Si, si, je le vois bien, s'énerva-t-il. Y a un problème ? Y a un truc qui te défrise, là ?

— Hé, c'est bon... Lâche-moi... Je t'ai rien dit. Je m'en tape de ta vie. Tu fais ce que tu veux ! Je suis pas ta mère !

— Bien. J'aime mieux ça...

— Qu'est-ce qu'on bouffe ? demanda-t-il en inspectant l'intérieur du Frigidaire, rien bien sûr... Y a jamais rien ici... Vous vous nourrissez de quoi avec Philibert ? pe vos bouquins ? Des mouches que vous avez encu-lées?

Camille soupira et rassembla les coins de son gros châle.

— Tu te barres ? T'as mangé, toi ?

— Oui.

— Ah ouais c'est vrai, t'as un peu grossi on dirait...

— Hé, lâcha-t-elle en se retournant, je juge pas ta vie et tu juges pas la mienne, OK ? Au fait, tu devais pas aller vivre chez un pote après les fêtes ? Si, c'est ça, hein ? Bon, alors y nous reste qu'une semaine à tenir... On devrait pouvoir y arriver, non ? Alors, écoute, le plus simple, ce serait que tu ne m'adresses plus la parole...

Un peu plus tard, il frappa à la porte de sa chambre.

— Oui?

Il balança un paquet sur son lit.

— C'est quoi ?

Il était déjà ressorti.

C'était un carré mou. Le papier était affreux, tout chiffonné, comme s'il avait déjà servi plusieurs fois et ça sentait bizarre. Une odeur de renfermé. De plateau de cantine...

Camille l'ouvrit précautionneusement et crut d'abord que c'était une serpillière. Cadeau douteux du bellâtre d'à côté. Mais, non, c'était une écharpe, très longue, très lâche et plutôt mal tricotée : un trou, un fil, deux mailles, un trou, un fil, etc. Un nouveau point peut-être ? Les couleurs étaient euh... spéciales...

Il y avait un petit mot.

Une écriture d'institutrice du début du siècle, bleu pâle, tremblante et tout en boucles, s'excusait :

Mademoiselle,

Franck n'a pas su me dire de quelle couleur étaient vos yeux alors j'ai mis un peu de tout. Je vous souhaite un Joyeux Noël.

Paulette Lestafier.

Camille se mordit la lèvre. Avec le livre des Kessler qui comptait pour du beurre puisqu'il sous-entendait encore quelque chose du genre « Eh, oui, il y en a qui font une œuvre... », c'était son seul cadeau.

Ouh qu'elle était laide... Oh qu'elle était belle...

Elle se mit debout sur son lit et la titilla autour de son cou à la manière d'un boa pour amuser le marquis.

Pou pou pi dou wouaaah...

C'était qui Paulette ? Sa maman ?

Elle termina son livre au milieu de la nuit.

Bon. Noël était passé.

14

De nouveau le même ronron : dodo, métro, boulot. Franck ne lui adressait plus la parole et elle l'évitait autant que possible. La nuit, il était rarement là.

Camille se bougea un peu. Elle alla voir Botticelli au Luxembourg, Zao Wou-Ki au Jeu de paume mais leva les yeux au ciel quand elle vit la file d'attente pour Vuillard. Et puis, il y avait Gauguin en face ! Quel dilemme ! Vuillard, c'était bien, mais Gauguin... Un géant ! Elle était là, comme l'ânesse de Buridan, prise entre Pont-Aven, les Marquises et la place Vintimille... C'était affreux...

Finalement elle dessina les gens dans la queue, le toit du Grand Palais et l'escalier du Petit. Une Japonaise l'aborda en la suppliant d'aller lui acheter un sac chez Vuitton. Elle lui tendait quatre billets de cinq cents euros et se trémoussait comme si c'était une question de vie ou de mort. Camille écarta les bras :

« Look... Look at me... I am too dirty... » Elle lui désignait ses croquenots, son jean trop large, son gros pull de camionneur, son écharpe insensée et la capote militaire que Philibert lui avait prêtée... « They won't let me go in the shop... » La fille grimaça, remballa ses billets et accosta quelqu'un d'autre dix mètres plus loin.

Du coup, elle fit un détour par l'avenue Montaigne. Pour voir.

Les vigiles étaient vraiment impressionnants... Elle détestait ce quartier où l'argent proposait ce qu'il avait de moins amusant à offrir : le mauvais goût, le pouvoir et l'arrogance. Elle pressa le pas devant la vitrine de chez Malo : trop de souvenirs, et rentra par les quais.

Au boulot, rien à signaler. Le froid, quand elle avait fini de pointer, était encore ce qu'il y avait de plus dur à supporter.

Elle rentrait seule, mangeait seule, dormait seule et écoutait Vivaldi en serrant ses bras autour de ses genoux.

Carine avait un plan pour le Réveillon. Elle n'avait pas du tout envie d'y aller, mais avait déjà payé ses trente euros de participation pour avoir la paix et se retrouver au pied du mur.

— Il faut sortir, se sermonnait-elle.

— Mais je n'aime pas ça...

— Pourquoi tu n'aimes pas ça ?

— Je ne sais pas...

— Tu as peur ?

— Oui.

— De quoi ?

— J'ai peur qu'on me secoue la pulpe... Et puis... J'ai aussi l'impression de sortir quand je me perds à l'intérieur de moi-même... Je me balade... C'est grand quand même...

— Tu veux rire ? C'est tout petit ! Allez, viens, elle sent le ranci ta pulpe...

Ce genre de conversation entre elle et sa pauvre conscience lui grignotait le cerveau des heures durant...

Quand elle rentra, ce soir-là, elle le trouva sur le palier :

— T'as oublié tes clefs ?

— ...

— Ça fait longtemps que tu es là ?

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