- Très bien. Allez... À table.
Tout était beau chez eux, la vue, les objets, les tapis, les tableaux, la vaisselle, leur grille-pain, tout. Même leurs chiottes étaient belles. Sur une reproduction en plâtre, on pouvait y lire le quatrain que Mallarmé avait écrit dans les siennes :
Toi qui soulages ta tripe,
Tu peux dans ce gîte obscur,
Chanter ou fumer la pipe,
Sans mettre tes doigts au mur.
La première fois, ça l'avait tuée, ce truc-là :
— Vous... Vous avez acheté un morceau des gogues de Mallarmé ? !
— Mais non... riait Pierre, c'est parce que je connais le gars qui leur a fait le moulage... Tu connais sa maison ? À Vulaines ?
— Non.
— On t'y emmènera un jour... C'est un endroit que tu vas adorer... A-do-rer...
Et tout était à l'avenant. Même leur PQ était plus doux qu'ailleurs...
Mathilde se réjouissait :
— Que tu es belle ! Que tu as bonne mine ! Comme cela te va bien les cheveux courts ! Tu as grossi, non? Quel bonheur de te voir comme ça... Oh, quel bonheur, vraiment... Tu m'as tellement manqué, Camille... Si tu savais comme ils me fatiguent parfois, tous ces génies... Moins ils ont de talent et plus ils sont bruyants... Pierre s'en moque, il est dans son sillon, mais moi, Camille, moi... Comme je m'ennuie... Viens, assieds-toi près de moi, raconte-moi...
— Je ne sais pas raconter... Je vais vous montrer mes carnets...
Mathilde tournait les pages et elle les commentait.
Et c'est en présentant ainsi son petit monde qu'elle se rendit vraiment compte à quel point elle tenait à eux.
Philibert, Franck et Paulette étaient devenus les gens les plus importants de sa vie et elle était juste en train de le réaliser, là, maintenant, entre deux coussins persans du XVIIIe. Elle était troublée.
Entre le premier carnet et le dernier dessin qu'elle avait réalisé tout à l'heure, Paulette radieuse sur son fauteuil devant la tour Eiffel, à peine quelques mois s'étaient écoulés et pourtant ce n'était plus la même... Ce n'était plus la même personne qui tenait le crayon... Elle s'était ébrouée, elle avait mué et dynamité les blocs de granit qui l'empêchaient d'avancer depuis tant d'années...
Ce soir, des gens attendaient qu'elle revienne... Des gens qui n'en avaient rien à foutre de savoir ce qu'elle valait... Qui l'aimaient pour autre chose... Pour elle, peut-être...
Pour moi ?
Pour toi...
— Eh alors ? s'impatientait Mathilde, tu ne dis plus rien... C'est qui, elle ?
— Johanna, la coiffeuse de Paulette...
— Et ça ?
— Les bottines de Johanna... Rock'n'roll, non ? Comment une fille qui travaille debout toute la journée peut supporter, ça ? L'abnégation au service de l'élé-gance, j'imagine...
Mathilde riait. Ces grolles étaient vraiment monstrueuses...
- Et lui, là, il revient souvent, non ?
- C'est Franck, le cuisinier dont je vous parlais tout à heure justement...
- Il est beau, non ?
- Vous trouvez ?
- Oui... On dirait le jeune Farnèse peint par Titien avec dix ans de plus...
Camille leva les yeux au ciel :
— N'importe quoi...
— Mais si ! Je t'assure !
Elle s'était levée et revint avec un livre :
— Tiens. Regarde. Le même regard sombre, les mêmes narines frémissantes, le même menton en galoche, les mêmes oreilles légèrement décollées... Le même feu qui couve à l'intérieur...
— N'importe qifoi, répétait-elle en louchant sur le portrait, il a des boutons le mien...
— Oh.... Tu gâches tout !
— C'est tout ? se désola Mathilde.
— Eh oui...
— C'est bien. C'est très bien. C'est.... c'est merveilleux...
— Arrêtez...
— Ne me contredis pas, jeune fille, moi je ne sais pas faire, mais je sais regarder... À l'âge où les enfants vont voir Guignol, mon père me traînait déjà aux quatre coins du monde et me hissait sur ses épaules pour que je sois à la bonne hauteur, alors ne me contredis pas s'il te plaît... Tu me les laisses ?
— ...
— Pour Pierre...
— Bon... Mais attention, hein ? Ce sont mes feuilles de températures, ces petites choses-là...
— J'avais bien compris.
— Tu ne l'attends pas ?
— Non, je dois y aller...
— Il va être déçu...
— Ce ne sera pas la première fois... répondit Camille, fataliste.
— Tu ne m'as pas parlé de ta mère...
— C'est vrai ? s'étonna-t-elle, c'est bon signe, non?
Mathilde la mit à la porte en l'embrassant :
— Le meilleur... Allez, et n'oublie pas de revenir me voir... Avec votre bergère décapotable, c'est l'affaire de quelques quais...
- Promis.
- Et continue comme ça. Sois légère... Fais-toi plaisir... Pierre te dira sûrement le contraire, mais ne l'écoute pas surtout. Ne les écoute plus, ni lui, ni personne d'autre... Au fait ?
- Oui?
— Tu as besoin d'argent ?
Camille aurait dû dire non. Depuis vingt-sept ans, elle disait non. Non, ça va. Non, je vous remercie. Non, je n'ai besoin de rien. Non, je ne veux rien vous devoir. Non, non, laissez-moi.
— Oui.
Oui. Oui j'y crois peut-être. Oui, je ne retournerai plus faire le larbin, ni pour les Ritals, ni pour Bredart, ni pour aucun de ces connards. Oui, je voudrais travailler en paix pour la première fois de ma vie. Oui, je n'ai pas envie de me crisper à chaque fois que Franck me tend ses trois billets. Oui, j'ai changé. Oui, j'ai besoin de vous. Oui.
— Parfait. Et profites-en pour t'habiller un peu... Franchement... Cette veste en jean, tu la portais déjà il y a dix ans...
C'était vrai.
15
Elle rentra à pied en regardant les vitrines des antiquaires. Elle était justement devant les Beaux-Arts (ce destin, quel gros malin...) quand son portable sonna. Elle le referma quand elle vit que c'était Pierre qui l'appelait.
Elle marcha plus vite. Son cœur perdait les pédales.
Deuxième sonnerie. Mathilde cette fois. Elle ne prit pas non plus.
Elle rebroussa chemin et traversa la Seine. Cette petite avait le sens du romanesque et, que ce soit pour sauter de joie ou dans l'eau, le pont des Arts était encore ce qu'il y avait de mieux à Paris... Elle s'appuya contre le parapet et composa les trois chiffres de son répondeur...
Vous avez deux nouveaux messages, aujourd'hui à vingt-trois heu... Il était encore temps de laisser tomber sans faire exprès... Plouf! Oh... Quel dommage...
« Camille, rappelle-moi immédiatement où je viens te chercher par la peau du cou ! beuglait-il. Immédiatement ! Tu m'entends ? »
Aujourd'hui à vingt-trois heures trente-huit : «C'est Mathilde. Ne le rappelle pas. Ne viens pas. Je ne veux pas que tu voies ça. Il pleure comme une grosse vache, ton marchand... Il n'est pas beau à voir, je te promets... Si, il est beau... Il est très beau, même... Merci Camille, merci... Tu entends ce qu'il dit ? Attends, je lui laisse le téléphone sinon il va m'arracher l'oreille... » « Je t'expose en septembre, Fauque, et ne dis pas non parce que les invitations sont déjà part... » Le message avait été coupé.
Elle éteignit son portable, se roula une cigarette et la fuma debout entre le Louvre, l'Académie française, Notre-Dame et la Concorde.
Joli tombé de rideau...
Ensuite elle raccourcit la bandoulière de sa besace et courut à toutes jambes pour ne pas louper le dessert.