Long silence.
— Tu dors, maintenant ?
— Non, je guette le bout de ta cigarette...
— Tu sais, je...
— Tu quoi ?
— Je pense que tu devrais rester. Je pense que tout ce que tu m'as dit sur Philibert à propos de mon départ est aussi valable pour toi... Je pense qu'il serait très malheureux si tu t'en allais et que tu es garant de son fragile équilibre au même titre que moi...
— Euh... la dernière phrase, tu peux la redire en français ?
— Reste.
— Non... Je... je suis trop différent de vous deux... On mélange pas les torchons et les serviettes comme dirait ma même...
— On est différents, c'est vrai, mais jusqu'où ? Peut-être que je me trompe, mais il me semble qu'on forme une belle équipe de bras cassés tous les trois, non ?
— Tu l'as dit...
— Et puis, qu'est-ce que ça veut dire, différents ? Moi qui ne sais pas me faire cuire un œuf, j'ai passé la journée en cuisine, et toi qui n'écoutes que de la techno, tu t'endors avec Vivaldi... C'est de la foutaise, ton histoire de torchons et de serviettes... Ce qui empêche les gens de vivre ensemble, c'est leur connerie, pas leurs différences... Au contraire, sans toi je n'aurais jamais su reconnaître une feuille de pourpier...
— Pour ce que ça va te servir...
— Ça aussi c'est de la connerie. Pourquoi « me servir » ? Pourquoi toujours cette notion de rentabilité ? Je m'en tape que ça me serve ou pas, ce qui m'amuse, c'est de savoir que ça existe...
— Tu vois qu'on est différents... Que ce soit toi ou Philou, vous êtes pas dans le vrai monde, vous avez aucune idée de la vie, de comment y faut se battre pour survivre et tout ça... Moi j'en avais jamais vu des intellos avant vous deux, mais vous êtes bien comme l'idée que je m'en faisais...
— Et c'était quoi ton idée ?
Il agita les mains :
— C'était : Piou, piou... Oh, les petits oiseaux et les jolis papillons ! Piou, piou qu'ils sont mignons... Vous reprendrez un chapitre mon cher ? Mais oui, mon cher, deux, même ! Ça m'évitera de redescendre... Oh ! non ! ne redescendez pas, ça pue trop en bas !
Elle se leva et éteignit la musique.
— Tu as raison, on ne va pas y arriver... Il vaut mieux que tu te casses... Mais laisse-moi te dire deux choses avant de te souhaiter bonne route : La première, c'est à propos des intellectuels justement... C'est facile de se foutre de leur gueule... Ouais, c'est vachement facile... Souvent, ils sont pas très musclés et en plus, ils n'aiment pas ça, se battre... Ça ne les excite pas plus que ça les bruits de bottes, les médailles et les grosses limousines, alors oui, c'est pas très dur... Il suffit de leur arracher leur livre des mains, leur guitare, leur crayon ou leur appareil photo et déjà, ils ne sont plus bons à rien ces empotés... D'ailleurs, les dictateurs, c'est souvent la première chose qu'ils font : casser les lunettes, brûler les livres ou interdire les concerts, ça leur coûte pas cher et ça peut leur éviter bien des contrariétés par la suite... Mais tu vois, si être intello ça veut dire aimer s'instruire, être curieux, attentif, admirer, s'émouvoir, essayer de comprendre comment tout ça tient debout et tenter de se coucher un peu moins con que la veille, alors oui, je le revendique totalement : non seulement je suis une intello, mais en plus je suis fière de l'être... Vachement fière, même... Et parce que je suis une intello comme tu dis, je ne peux pas m'empêcher de lire tes journaux de moto qui traînent aux chiottes et je sais que la nouvelle béhème R 1200 GS a un petit bidule électronique pour rouler avec de l'essence pourrie... Ah !
— Qu'est-ce que tu me chantes encore ?
— Et toute intello que je suis j'ai été te piquer tes BD de Joe Bar Team l'autre jour et ça m'a fait glousser tout l'après-midi... La deuxième chose, c'est que t'es vraiment mal placé pour nous faire la morale, mon gars... Tu crois que c'est le vrai monde, ta cuisine ? Bien sûr que non. C'est tout le contraire. Vous sortez jamais, vous êtes toujours entre vous. Qu'est-ce que tu connais du monde, toi ? Rien. Ça fait plus de quinze ans que tu vis enfermé avec tes horaires inamovibles, ta petite hiérarchie d'opérette et ton ronron quotidien. Peut-être même que t'as choisi ce boulot-là pour ça d'ailleurs ? Pour ne jamais quitter le ventre de ta mère et pour avoir la certitude que tu seras toujours bien au chaud avec plein de bouffe autour de toi... Va savoir... Tu travailles plus et plus dur que nous, ça c'est une évidence, mais nous, tout intellos qu'on est, on se le coltine le monde. Piou, piou, on descend tous les matins. Philibert dans sa boutique et moi dans mes étages, et t'inquiète pas que pour s'y frotter, on s'y frotte. Et ton truc de survie, là... Life is a jungle, struggle for life et tout ce merdier, on le connaît par cœur... On pourrait même te donner des cours si tu voulais... Sur ce, bonsoir, bonne nuit et bonne année.
— Pardon ?
— Rien. Je disais que tu n'étais pas très folâtre...
— Non, je suis acariâtre.
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Ouvre un dico et tu trouveras...
— Camille ?
— Oui.
— Dis-moi quelque chose de gentil...
— Pourquoi ?
— Pour bien commencer l'année...
— Non. Je suis pas un juke-box.
— Allez...
Elle se retourna :
— Laisse donc les torchons et les serviettes dans le même tiroir, la vie est plus amusante quand il y a un peu de bordel...
— Et moi ? Tu veux pas que je te dise quelque chose de gentil pour bien commencer l'année ?
— Non. Si... Vas-y.
— Tu sais... Ils étaient magnifiques tes toasts...
TROISIÈME PARTIE
1
Il était un peu plus de onze heures quand il entra dans sa chambre le lendemain matin. Elle lui tournait le dos. Elle était encore en kimono, assise devant la fenêtre.
— Qu'est-ce tu fais ? Tu dessines ?
— Oui.
— Tu dessines quoi ?
— Le premier jour de l'année...
— Montre.
Elle releva la tête et se mordit l'intérieur des joues pour ne pas rire.
Il était vêtu d'un costume super ringue, genre Hugo Boss des années 80, un peu trop grand et un peu trop brillant, avec des épaulettes à la Goldorak, une chemise en viscose jaune moutarde et une cravate bariolée. Les chaussettes étaient assorties à la chemise et ses chaussures, en croûte de porc ammoniaquée, le faisaient
atrocement souffrir.
— Ben quoi ? grogna-t-il.
— Non, rien, t'es... T'es vachement élégant...
— C'est malin... C'est parce que j'invite ma grand-mère à déjeuner au restaurant...
— Eh ben... pouffa-t-elle, elle va être drôlement fière de sortir avec un beau garçon comme toi...
— Très drôle. Si tu savais comme ça me prend la tête... Enfin, ce sera fait...
— C'est Paulette ? Celle de l'écharpe ?
— Oui. C'est pour ça que je suis là d'ailleurs... Tu m'avais pas dit que t'avais quelque chose pour elle ?
— Si. Parfaitement.
Elle se leva, déplaça le fauteuil et alla farfouiller dans sa petite valise.
— Assieds-toi là.
— Pour quoi faire ?
— Un cadeau.
— Tu vas me dessiner ?
— Oui.
— Je ne veux pas.
— Pourquoi ?
— ...
— Tu ne sais pas ?
— J'aime pas qu'on me regarde.
— J'irai très vite.
— Non.
— Comme tu voudras... J'avais pensé qu'un petit portrait de toi, ça lui ferait plaisir... Toujours cette histoire de troc, tu sais ? Mais je n'insisterai pas. Je n'insiste jamais. C'est pas mon genre...
— Bon alors vite fait, hein ?
— Ça ne va pas...
— Quoi encore ?
— Le costume, là... La cravate et tout, ça ne va pas. Ce n'est pas toi.
— Tu veux que je me foute à poil ? ricana-t-il.
— Oh, oui, ce serait bien ! Un beau nu... répondit-elle sans ciller.
— Tu plaisantes, là ?
Il était paniqué.