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— Ah, bon ?

— C'est ce qu'elle dit...

— Mais sinon, vous ne sortez jamais ? Vous n'avez pas d'amis ? Aucune affinité ? Pas de... contacts avec le vingt et unième siècle ?

— Non. Pas tellement... Et vous ?

5

La vie reprit donc son cours. Camille bravait le froid à la nuit tombée, prenait le métro dans le sens contraire des foules laborieuses et observait tous ces visages exténués.

Ces mamans qui s'endormaient la bouche ouverte contre des vitres pleines de buée avant d'aller récupérer leurs gamins dans des zones pavillonnaires de la septième zone, ces dames couvertes de bijoux de pacotille qui tournaient sèchement les pages de leur Télé 7 Jours en humectant leurs index trop pointus, ces messieurs en mocassins souples et chaussettes fantaisie qui surlignaient d'improbables rapports en soupirant bruyamment et ces jeunes cadres à la peau grasse qui s'amusaient à casser des briques sur des portables à crédit...

Et tous les autres, ceux qui n'avaient rien de mieux à faire que de se cramponner instinctivement aux barres d'appui pour ne pas perdre l'équilibre... Ceux qui ne voyaient rien ni personne. Ni les publicités pour Noël — des jours en or, des cadeaux en or, du saumon pour rien et du foie gras au prix de gros -, ni le journal de leur voisin, ni l'autre casse-couilles avec sa main tendue et sa plainte nasillarde mille fois rabâchée, ni même cette jeune fille assise juste en face, en train d'esquisser leurs regards mornes et les plis de leurs pardessus gris...

Ensuite, elle échangeait deux ou trois mots sans importance avec le vigile de l'immeuble, se changeait en se retenant à son chariot, enfilait un pantalon de survêtement informe, une blouse en nylon turquoise Des professionnels à votre service et se réchauffait peu à peu en s'activant comme une damnée avant de reprendre un coup de froid, une énième cigarette et le dernier métro.

Quand elle l'aperçut, Super Josy enfonça profondément ses poings dans ses poches et lui décocha une ébauche de rictus presque tendre :

— Ben mince... Vlà une revenante... J'en suis pour dix euros, bougonna-t-elle.

— Pardon ?

— Un pari avec les filles... Je pensais que vous reviendriez pas...

— Pourquoi ?

— Je sais pas, un truc que je sentais comme ça... Mais bon, y a pas de problème, je payerai, hein ! Allez, c'est pas le tout, mais faut y aller. Avec ce mauvais temps, y nous dégueulassent tout. C'est à se demander s'ils ont jamais appris à se servir d'un paillasson, ces gens-là... Regardez-moi ça, vous avez vu le hall ?

Mamadou traînait les pieds :

— Oh, toi tu as dormi comme un gros bébé cette semaine, pas vrai ?

— Comment tu le sais ?

— À cause deu tes cheveux. Ils ont poussé trop vite...

— Ça va, toi ? T'as pas l'air en forme ?

— Ça va, ça va...

— T'as des soucis ?

— Oh des soucis... J'ai des gamins malades, un mari qui joue sa paye, une belle-sœur qui me tape sur le système, un voisin qu'a chié dans l'ascenseur et le téléphone qu'est coupé, mais sinon ça va...

— Pourquoi il a fait ça ?

— Qui?

— Le voisin ?

— Pourquoi j'en sais rien, mais je l'ai prévenu et la prochaine fois, il va la bouffer sa merde ! Ça tu peux me croire ! Et ça teu fait rigoler, toi...

— Qu'est-ce qu'ils ont tes enfants ?

— Y en a un qui tousse et l'autre qu'a la gastro... Bon, allez... Arrêtons deu parler deu tout ça pace que ça me fait trop de peine et quand j'ai deu la peine, je ne suis plus bonne à rien...

— Et ton frère ? Il peut pas les soigner avec tous ses grigris ?

— Et les chevaux ? Tu crois pas qu'il pourrait bien les trouver les gagnants aussi ? Oh, non, ne me parle pas deu ce bon à rien, va...

Le goret du cinquième avait dû être piqué au vif et son bureau était à peu près rangé. Camille dessina un ange de dos avec une paire d'ailes qui dépassaient du costume et une belle auréole.

Dans l'appartement aussi, chacun commençait à prendre ses marques. Les mouvements de gêne du début, ce ballet incertain et tous leurs gestes embarrassés se transformèrent peu à peu en une chorégraphie discrète et routinière.

Camille se levait en fin de matinée, mais s'arrangeait toujours pour être dans sa chambre vers quinze heures quand Franck rentrait. Ce dernier repartait vers dix-huit heures trente et croisait quelquefois Philibert dans l'escalier. Avec lui, elle prenait le thé ou un dîner léger avant d'aller travailler à son tour et ne revenait jamais avant une heure du matin.

Franck ne dormait jamais à cette heure-là, il écoutait de la musique ou regardait la télévision. Des effluves d'herbe passaient sous sa porte. Elle se demandait comment il arrivait à tenir ce rythme de fou et eut très vite une réponse : il ne le tenait pas.

Alors, fatalement, quelquefois ça pétait. Il poussait une gueulante en ouvrant la porte du réfrigérateur parce que les aliments étaient mal rangés ou mal emballés et les déposait sur la table en renversant la théière et en les traitant de tous les noms :

— Putain ! Mais combien de fois il faut que je vous le dise ? Le beurre, ça va dans un beurrier parce que ça prend toutes les odeurs ! Et le fromage aussi ! Le film alimentaire c'est pas fait pour les chiens, merde ! Et ça, c'est quoi ? de la salade ? Pourquoi vous la laissez dans son sac plastique ? Le plastique, ça abîme tout ! Je te l'ai déjà dit, Philibert ! Elles sont où toutes les boîtes que je vous ai ramenées l'autre jour ? Bon, et ça ? le citron, là... Qu'est-ce qu'il fout dans le compartiment à œufs ? Un citron entamé, ça s'emballe ou ça se retourne sur une assiette, capito ?

Ensuite il repartait avec sa bière et nos deux criminels attendaient la déflagration de la porte pour reprendre le cours de leur conversation :

— Mais elle a vraiment dit : « S'il n'y a plus de pain, donnez-leur de la brioche... »

— Bien sûr que non, voyons... Jamais elle n'aurait prononcé une ineptie pareille... C'était une femme très intelligente, vous savez...

Bien sûr, ils auraient pu poser leurs tasses en soupirant et lui rétorquer qu'il était bien nerveux pour un garçon qui ne mangeait jamais là et qui n'utilisait cet appareil que pour entreposer ses packs de Kro... Mais non, ça n'en valait pas la peine.

Puisque c'était un gueulard, eh bien qu'il gueule.

Qu'il gueule...

Et puis il n'attendait que ça. La moindre occasion de leur sauter à la gorge. À elle surtout. Il la tenait dans son viseur et prenait un air ulcéré à chaque fois qu'il la croisait. Elle avait beau passer le plus clair de son temps dans sa chambre, ils se frôlaienf parfois et elle ployait alors sous un formidable assaut d'ondes assassines qui, selon son humeur, la mettaient horriblement mal à l'aise ou lui arrachaient un demi-sourire.

— Hé, qu'est-ce qu'y a, là ? Pourquoi tu ricanes ? C'est ma gueule qui te revient pas ?

— Non, non. Pour rien, pour rien...

Et elle se dépêchait de passer à autre chose.

Elle se tenait à carreau dans les pièces communes. Laissait cet endroit aussi propre que vous désireriez le trouver en entrant, s'enfermait dans la salle de bains quand il n'était pas là, cachait toutes ses affaires de toilette, passait deux fois l'éponge plutôt qu'une sur la table de la cuisine, vidait son cendrier dans un sac en plastique qu'elle prenait soin de nouer avant de le mettre à la poubelle, essayait de se faire la plus discrète possible, rasait les plinthes, esquivait les coups et se demandait enfin si elle n'allait pas repartir plus tôt que prévu...

Elle aurait froid, tant pis, elle ne cognerait plus ce gros con, tant mieux.

Philibert se désolait :

— Mais Ca... Camille... Vous êtes beau... beaucoup trop intelligente pour vous lai... laisser impressionner par ce... ce grand escogriffe, voyons... Vou... vous êtes au-dessus de tout cela quand... quand même ?

— Non justement. Je suis exactement au même niveau. Du coup, je me prends tout dans la figure...

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