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Oui, les gens riaient. Parce qu'il en riait, lui, et qu'on était avec lui désormais.

Tous des princes...

Tous derrière son panache blanc...

Tous émus.

Il raconta ses TOC. Troubles obsessionnels compulsifs. Son Lexo, ses feuilles de sécu où son nom ne tenait jamais, ses bégaiements, ses cafouillages, quand sa langue s'embourbait dans son trouble, ses crises d'angoisse dans les lieux publics, ses dents dévitalisées, son crâne dégarni, son dos un peu voûté déjà et tout ce qu'il avait perdu en cours de route pour être né sous un autre siècle. Élevé sans télévision, sans journaux, sans sorties, sans humour et surtout sans la moindre bienveillance pour le monde qui l'entourait.

Il donna des cours de maintien, des règles de savoir-vivre, rappela les bonnes manières et autres usages du monde en récitant par cœur le manuel de sa grand-mère :

« Les personnes généreuses et délicates ne se servent jamais, en présence d'un domestique, d'une comparaison qui peut être injurieuse pour lui. Par exemple : "Untel se conduit comme un laquais. " Les grandes dames d'autrefois ne se piquaient pas d'une telle sensibilité, allez-vous dire et je sais en effet, qu'une duchesse du xviiie siècle avait coutume d'envoyer ses gens en place de Grève à chaque exécution en leur disant crûment : "Allez à l'école !"

« Nous ménageons mieux aujourd'hui la dignité humaine et la juste susceptibilité des petits et des humbles ; c'est l'honneur de notre temps...

« Mais tout de même ! renchérit-il, la politesse des maîtres envers les serviteurs ne doit pas dégénérer en familiarité basse. Par exemple, rien n'est aussi vulgaire que d'écouter les cancans de ses gens... »

Et l'on souriait encore. Même si cela ne nous faisait pas rire.

Enfin, il parla le grec ancien, récita des prières en latin à tire-larigot et avoua qu'il n'avait jamais vu La Grande Vadrouille car l'on s'y moquait des religieuses...

— Je crois que je suis le seul Français qui n'ait pas vu La Grande Vadrouille, non ?

Des voix gentilles le rassuraient : Nan, nan... T'es pas le seul...

— Heureusement je... Je vais mieux. Je... j'ai descendu le pont-levis, je crois... Et je... J'ai quitté mes terres pour aimer la vie... J'ai rencontré des gens beaucoup plus nobles que moi et je... Enfin... Certains sont dans la salle et je ne voudrais pas les mettre ma... mal à l'aise mais...

Comme il les regardait, tous se retournèrent vers Franck et Camille qui essayaient désespérément de rrr... hum... de ravaler la boule qu'ils avaient dans la gorge.

Parce que ce type qui parlait, là, ce grand échalas qui les faisait tous marrer en racontant ses misères, c'était leur Philou à eux, leur ange gardien, leur Super-Nesquick venu du ciel. Celui qui les avait sauvés en refermant ses grands bras maigrichons sur leurs dos découragés...

Pendant que les gens l'applaudissaient, il finissait de se rhabiller. Il était désormais en queue-de-pie et chapeau claque.

— Eh bien voilà... Je crois que j'ai tout dit... J'espère ne pas vous avoir trop importunés avec ces breloques poussiéreuses... Si c'était le cas, hélas, je vous prie de m'excuser et de présenter vos doléances à cette demoiselle Loyale en cheveux roses car c'est elle qui m'a forcé à me tenir devant vous ce soir... Je vous promets que je ne recommencerai pas, mais euh...

Il agita sa canne en direction des coulisses et son page revint avec une paire de gants et un bouquet de fleurs.

- Notez la couleur... ajouta-t-il en les enfilant, beurre frais... Mon Dieu... Je suis d'un classicisme indécrottable... Ou en étais-je déjà ? Ah, oui ! Les cheveux roses... Je... Je... sais que monsieur et madame Martin, les parents de mademoiselle de Belleville, sont dans la salle et je... je... je... je...

Il s'agenouilla :

— Je... je bégaye, n'est-ce pas ?

Rires.

— Je bégaye et c'est bien normal pour une fois puisque je viens vous demander la main de votre fi...

À ce moment-là, un boulet de canon traversa la scène et vint le faire trébucher. Son visage disparut alors sous une corolle de tulle et l'on entendit :

— Hiiiiiiiiiiiiii, je vais être marquiiiiiiiiiiiiii-seu ! ! ! !

Les lunettes de travers, il se releva en la portant dans ses bras :

— Fameuse conquête, vous ne trouvez pas ?

Il souriait.

— Mes ancêtres peuvent être fiers de moi...

11

Camille et Franck n'assistèrent pas au pot de fin d'année de la troupe car ils ne pouvaient se permettre de louper le Zack de 23 :58.

Ils étaient assis l'un à côté de l'autre cette fois et ne furent guère plus bavards qu'à l'aller.

Trop d'images, trop de secousses...

— Tu crois qu'il va rentrer ce soir ?

— Mmm... N'a pas l'air trop à cheval sur l'étiquette cette jeune fille...

— C'est fou, hein ?

— Complètement fou...

— T'imagines la gueule de la Marie-Laurence quand elle va découvrir sa nouvelle belle-fille ?

— À mon avis, ce n'est pas pour demain...

— Pourquoi tu dis ça ?

— Je ne sais pas... Intuition féminine... L'autre jour, au château, quand on se promenait après le déjeuner avec Paulette, il nous a dit en tremblant de rage : « Vous vous rendez compte ? C'est Pâques et ils n'ont même pas caché d'œufs pour Blanche... » Je me trompe peut-être mais j'ai eu l'impression que c'était la goutte d'eau qui venait de couper le cordon... À lui, ils ont tout fait subir sans qu'il en prenne ombrage plus que ça, mais là.... Ne pas cacher d'œufs pour cette petite fille, c'était trop lamentable.... Trop lamentable.... J'ai senti qu'il évacuait sa colère en prenant de sombres dispositions.... Tant mieux, tu me diras.... C'est toi qui as raison : ils ne le méritaient pas...

Franck hocha la tête et ils en restèrent là. En allant plus loin, ils auraient été obligés de parler du futur au conditionnel (Et s'ils se marient, où vont-ils vivre ? Et nous, où allons-nous vivre ? etc.) et ils n'étaient pas prêts pour ce genre de discussion... Trop risquée... Trop casse-gueule...

Franck paya madame Perreira pendant que Camille racontait la nouvelle à Paulette puis ils mangèrent un morceau dans le salon en écoutant de la techno supportable.

— C'est pas de la techno, c'est de l'électro.

— Ah, excuse...

En effet, Philibert ne revint pas cette nuit-là et l'appartement leur sembla affreusement vide... Ils étaient heureux pour lui et malheureux pour eux... Un vieil arrière-goût d'abandon leur remontait en bouche...

Philou...

Ils n'eurent pas besoin de s'épancher pour se dire leur désarroi. Pour le coup, ils se recevaient cinq sur cinq.

Ils prirent le mariage de leur ami comme prétexte pour taper dans les alcools forts et trinquèrent à la santé de tous les orphelins du monde. Il y en avait tant et tellement qu'ils conclurent cette soirée mouvementée par une cuite magistrale.

Magistrale et amère.

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