Paulette, qui se souvenait de son catéchisme, prenait invariablement une truite aux amandes, et Camille, qui n'avait aucune morale, mordait dans un croque-mosieur en fermant les yeux. Elles commandaient un pichet, mais oui, et trinquaient de bon cœur. À nous ! Au retour, elle s'asseyait en face d'elle et dessinait exactement les mêmes choses mais dans le regard d'une petite dame toute pimpante et trop laquée qui n'osait pas s'appuyer contre la vitre de peur de froisser ses superbes frisettes mauves. (Johanna, la coiffeuse, l'avait convaincue de changer de couleur : « Alors, c'est d'accord? Je vous fais l'Opaline Cendrée, hein ? Regardez, c'est le numéro 34, là... » Paulette voulait interroger Camille du regard mais celle-ci était plongée dans une affaire de liposuccion ratée. « Ça ne va pas rendre trop triste ? » s'inquiéta-t-elle « Triste ? Mais non ! Ce sera très gai au contraire ! »)
En effet, ce... c'était le mot. C'était très gai et, ce jour-là, elles descendirent à l'angle du quai Voltaire pour acheter, entre autres, un nouveau demi-godet d'aquarelle chez Sennelier.
Les cheveux de Paulette étaient passés du Rose Doré très dilué au Violet de Windsor.
Ah ! Tout de suite... C'était beaucoup plus chic...
Les autres jours, c'était Monoprix donc. Elles mettaient plus d'une heure à parcourir deux cents mètres, goûtaient la nouvelle Danette, répondaient à des sondages idiots, essayaient des rouges à lèvres ou d'affreux foulards en mousseline. Elles traînaient, jacassaient, s'arrêtaient en chemin, commentaient l'allure des grandes bourgeoises du VIIe et la gaieté des adolescentes. Leurs fous rires, leurs histoires abracadabrantes, les sonneries de leurs portables et leurs sacs à dos tout cliquetants de babioles. Elles s'amusaient, soupiraient, se moquaient et se relevaient précautionneusement. Elles avaient le temps, la vie devant elles...
5
Quand Franck n'assurait pas l'intendance, c'est Camille qui s'y collait. Au bout de quelques assiettes de pâtes trop cuites, de Picard raté et d'omelettes brûlées, Paulette se mit en tête de lui inculquer certaines notions de cuisine. Elle restait assise devant la gazinière et lui apprit des mots aussi simples que : bouquet garni, cocotte en fonte, poêle chaude et court-bouillon. Sa vue était mauvaise, mais, à l'odeur, elle lui indiquait la marche à suivre... Les oignons, les lardons, tes morceaux de viande, là, c'est bien, top. Mouille-moi tout ça... Vas-y, je te dirai... Top !
— C'est bien. Je ne dis pas que je ferai de toi un cordon-bleu, mais enfin...
— Et Franck ?
— Franck quoi ?
- C'est vous qui lui avez tout appris ?
- Pas tout, non ! Je lui ai donné le goût, j'imagine... Mais les grandes choses, ce n'est pas moi... Je lui ai appris la cuisine de ménage... Des plats simples, rustiques et bon marché... Quand mon mari a été arrêté à cause de son cœur, je suis entrée dans une maison bourgeoise comme cuisinière...
— Et il venait avec vous ?
- Eh oui! Que voulais-tu que j'en fasse quand il était petit? Bon et puis après, il n'est plus venu bien sûr... Après...
— Après quoi ?
— Bah, tu sais bien comment ça se passe... Après, j'avais du mal à savoir où il tramait... Mais... Il était doué. Il avait le goût à ça. En cuisine, c'était le seul endroit où il était à peu près calme...
— C'est toujours vrai.
— Tu l'as vu ?
— Oui. Il m'a prise comme extra l'autre jour et... je ne l'ai pas reconnu !
— Tu vois... Pourtant si tu savais le drame que ça a été quand on l'a envoyé en apprentissage... Comme il nous en a voulu...
— Qu'est-ce qu'il voulait faire, lui ?
— Rien. Des bêtises... Camille, tu bois trop !
— Vous voulez rire ! Je ne bois plus rien depuis que vous êtes là ! Tenez, un petit coup de jaja, c'est bon pour les artères. C'est pas moi qui le dis, c'est le corps médical...
— Bon... un petit verre alors...
— Eh ben ? Ne faites pas cette tête ! Vous avez le vin triste ?
— Non, les souvenirs...
— C'était dur ?
— Par moments, oui...
— C'est lui qui était dur ?
— Lui, la vie...
— Il m'a raconté...
— Quoi ?
— Sa mère... Le jour où elle est venue le reprendre, tout ça...
— Tu... Tu vois, le pire quand on vieillit, ce... Tiens, ressers-moi un verre, va... Ce n'est pas tant le corps qui fiche le camp, non, ce sont les remords... Comment ils reviennent vous hanter, vous torturer... Le jour... la nuit... Tout le temps... Il arrive un moment où tu ne sais plus si tu dois garder les yeux ouverts ou bien les fermer pour les chasser... Il arrive un moment où... Dieu sait que j'ai essayé pourtant... J'ai essayé de comprendre pourquoi ça n'avait pas collé, pourquoi tout était allé de travers, tout... Tout... Et...
— Et?
Elle tremblait :
- Je n'y arrive pas. Je ne comprends pas. Je...
Elle pleurait :
- Par où je commence ?
— D'abord, je me suis mariée tard... Oh ! Comme les autres, j'ai eu mon histoire d'amour tu sais... Et puis non... Finalement j'ai épousé un gentil garçon pour faire plaisir à tout le monde. Mes soeurs étaient en ménage depuis longtemps et je... Enfin, je me suis mariée moi aussi...
« Mais les enfants ne venaient pas... Tous les mois, je maudissais mon ventre et pleurais en faisant bouillir mon linge. J'ai vu des docteurs, je suis même venue ici, à Paris, pour me laisser examiner... J'ai vu des rebouteux, des sorciers, des vieilles affreuses qui me demandaient des choses impossibles... Des choses que j'ai faites, Camille, que j'ai faites sans broncher... Sacrifier des agnelles à la pleine lune, bu leur sang, avalé des... Oh, non... C'était vraiment barbare, crois-moi... C'était un autre siècle... On disait de moi que j'étais tachée. Et puis les pèlerinages... Tous les ans, j'allais au Blanc, placer un doigt dans le trou de saint Génitour, après j'allais gratter saint Greluchon à Gargilesse... Tu ris ?
— Ce sont ces noms...
- Et ce n'est pas fini, attends... Il fallait déposer un ex-voto en cire représentant l'enfant désiré au saint Grenouillard de Preuilly...
— Grenouillard ?
- Grenouillard, comme je te le dis ! Ah ! Ils étaient beaux mes bébés de cire, tu peux me croire... De vraies poupees... Il ne leur manquait plus que la parole... Et puis un jour, alors que je m'étais résignée depuis longtemps, je suis tombée enceinte... J'avais bien plus de trente ans... Tu ne t'en rends pas compte, mais j'étais vieille déjà... C'était Nadine, la mère de Franck... Comme on l'a gâtée, comme on l'a couvée, comme on l'a chouchoutée cette gamine... Cette reine... On lui a gâté le caractère il faut croire... On l'a trop aimée... Ou mal aimée... On lui a passé tous ses caprices... Tous sauf le dernier... J'ai refusé de lui prêter l'argent qu'elle me demandait pour se faire avorter... Je ne pouvais pas tu comprends ? Je ne pouvais pas. J'avais trop souffert. Ce n'était pas la religion, ce n'était pas la morale, ce n'était pas les commérages qui me retenaient. C'était la rage. La rage. La tache. J'aurais préféré la tuer elle, plutôt que de l'aider à se crever le ventre... Est-ce que... Est-ce que j'ai eu tort ? Réponds-moi, toi. Combien de vies fichues en l'air par ma faute ? Combien de souffrances ? Combien de...
— Chut.
Camille lui frottait la cuisse.
— Chut...
— Donc elle... Elle l'a eu ce petit, et puis elle me l'a laissé... « Tiens, qu'elle m'a dit, puisque tu le voulais, le v'là ! T'es contente maintenant ? »
Elle avait fermé les yeux et répétait en hoquetant :
— « T'es contente maintenant ? » qu'elle me répétait en faisant sa valise, « t'es contente ? ». Comment on peut dire des choses pareilles ? Comment on peut oublier des choses pareilles ? Pourquoi est-ce que je dormirais la nuit maintenant que je ne me casse plus les reins et que je ne travaille plus jusqu'au bout de ma fatigue, hein ? Dis-le-moi. Dis-le-moi... Elle l'a laissé, elle est revenue quelques mois plus tard, elle l'a repris et elle l'a ramené encore. On devenait tous fous. Surtout Maurice, mon mari... Je crois qu'elle l'a mené jusqu'au bord de sa patience d'homme... Elle a dû le pousser encore un peu, le reprendre encore une fois, revenir chercher de l'argent pour le nourrir, soi-disant, et s'enfuir dans la nuit en l'oubliant. Un jour, un jour de trop, elle s'est ramenée la bouche en cœur et il l'a reçue avec le fusil.• « Je veux plus te voir, qu'il lui a dit, t'es qu'une traînée. Tu nous fais honte et tu le mérites pas ce petit. Tu le verras pas d'abord. Ni aujourd'hui, ni jamais. Allez, disparais maintenant. Laisse-nous en paix. » Camille... C'était ma gamine... Une gamine que j'avais attendue tous les jours pendant plus de dix ans... Une gamine que j'avais adorée. Adorée... Comment je lui avais fri-cassé le museau à celle-ci... Je l'ai léchée tant que j'ai pu... Une petite à qui on avait tout payé. Tout ! Les plus jolies robes. Les vacances à la mer, à la montagne, les meilleures écoles... Tout ce qu'on avait de bon en nous, c'était pour elle. Et ce que je te raconte là, ça se passait dans un village minuscule... Elle est partie mais tous ceux qui l'avaient connue depuis toute minote et qui se cachaient derrière leurs volets pour voir le Maurice en rogne, ils sont restés, eux. Et j'ai continué de les croiser. Le lendemain et le surlendemain et le jour d'après encore... C'était... C'était inhumain... C'était l'Enfer sur la terre. La compassion des bonnes gens il n'y a rien de pire au monde... Celles qui vous disent je prie pour vous en essayant de vous tirer les vers du nez et ceux qui apprennent à votre mari à boire en lui répétant qu'ils auraient agi tout pareil crénom de Dieu ! J'ai eu des envies de meurtre, crois-moi... Moi aussi je la voulais la bombe atomique !