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A
A

— Aaah...

— Ouais, euh... T'es pas mal non plus dans le genre...

— Oui, mais moi je ne fume pas !

Ils se sourirent dans le noir...

— Après ça s'est dégradé... Mon amoureux me trompait... Pendant que je me tapais l'humour débile de Séraphin Tico, il se tapait des premières années, et quand on a fait la paix, il m'a avoué qu'il se droguait, oh, un peu, juste comme ça... Pour la beauté du geste... Et là, je n'ai pas du tout envie d'en parler...

— Pourquoi ?

— Parce que c'est devenu trop triste... La rapidité avec laquelle cette merde te met à genoux, c'est hallucinant... La beauté du geste, mon cul, j'ai tenu encore quelques mois et je suis retournée vivre chez ma mère. Elle ne m'avait pas vue depuis presque trois ans, elle a ouvert la porte et m'a dit : « Je te préviens, y a rien à manger. » J'ai fondu en larmes et je suis restée couchée pendant deux mois... Là, elle a été clean pour une fois... Elle avait ce qu'il faut pour me soigner, tu me diras... Et quand je me suis relevée, je suis retournée travailler À cette époque, je ne me nourrissais que de bouillies et de petits pots. Allô ! Docteur Freud ? Après le cinémascope dolby stéréo, sons, lumières et émotions en tout genre, j'ai repris une vie en minuscule et en noir et blanc. Je regardais la télé et j'avais toujours le vertige au bord des quais...

— T'y as pensé ?

— Oui. J'imaginais mon fantôme monter vers le ciel sur l'air de Tornami a vagheggiar, Te solo vuol amar... et mon papa qui m'ouvrait les bras en riant : « Ah ! vous voilà enfin mademoiselle ! Vous allez voir, c'est encore plus joli que la Riviera par ici... »

Elle pleurait.

- Non, pleure pas...

- Si. J'ai envie.

— Bon, alors pleure.

- C'est bien, t'es pas compliqué, toi...

- C'est vrai. J'ai plein de défauts mais je suis pas compliqué... Tu veux qu'on arrête ?

— Non.

— Tu veux boire quelque chose ? Un petit lait chaud avec de la fleur d'oranger comme me faisait Paulette ?

— Non, je te remercie... Où j'en étais ?

— Le vertige...

— Oui, le vertige... Honnêtement, il ne m'aurait pas fallu beaucoup plus qu'une pichenette dans le dos pour me faire basculer, mais au lieu de ça le hasard portait des gants noirs en chevreau très doux et m'a tapé sur l'épaule un matin... Ce jour-là je m'amusais avec les personnages de Watteau, j'étais pliée en deux sur ma chaise quand un homme est passé derrière moi... Je le voyais souvent... Il était toujours en train de tourner autour des étudiants et de regarder leurs dessins en douce... Je pensais que c'était un dragueur. J'avais des doutes sur sa sexualité, je le regardais tchatcher avec la jeunesse flattée et j'admirais son allure... Il avait toujours des manteaux superbes, très longs, des costumes classieux, des foulards et des écharpes en soie... C'était ma petite récré... J'étais donc recroquevillée sur mon carnet et je ne voyais que ses magnifiques chaussures, très fines et impeccablement cirées. « Pouis-je vous poser oune question indiscrète, Mademoiselle ? Avez-

vous oune moralité à toute épreuve ? » Je me demandais bien où il voulait en venir. À l'hôtel ? Mais bon... Avais-je une moralité à toute épreuve ? Moi qui corrompais Séraphin Tico et rêvais de contrarier l'œuvre du Bon dieu? "Non" ai-je répondu et, à cause de cette petite répartie crâne, je suis repartie dans un autre merdier... Incommensurable cette fois...

- Un quoi ?

- Un merdier sans nom.

— Qu'est-ce que t'as fait ?

— La même chose qu'avant... Mais au lieu de crécher dans un squat et d'être la bonniche d'un furieux, j'ai vécu dans les plus grands hôtels d'Europe et je suis devenue celle d'un escroc...

— Tu... tu t'es...

— Prostituée ? Non. Quoique...

— Qu'est-ce que tu faisais ?

— Des faux.

— Des faux billets ?

— Non, des faux dessins... Et le pire, c'est que ça m'amusait en plus ! Enfin au début... Après ça a tourné limite esclavagisme cette petite blague, mais au début, c'était très rigolo. Pour une fois que je servais à quelque chose ! Alors, je te dis, j'ai vécu dans un luxe incroyable... Rien n'était trop beau pour moi. J'avais froid ? Il m'offrait les meilleurs cachemires. Tu vois le gros pull bleu avec, une capuche que je mets tout le temps ?

— Ouais.

— Onze mille balles...

— Nooon ?

— Siiii. Et j'en avais une dizaine comme celui-là... J'avais faim ? Poï poï, room service et homard à gogo. J'avais soif ? Ma qué, champagne ! Je m'ennuyais ? Spectacles, shopping, musique ! Tout cé qué tou veux tou lé dis à Vittorio... La seule chose que je n'avais pas le droit de dire, c'est « J'arrête ». Là, il devenait mauvais le beau Vittorio... « Si tou pars, tou plonges... » Mais pourquoi je serais partie ? J'étais choyée, je m'amusais, je faisais ce que j'aimais, j'allais dans tous les musées dont j'avais rêvé, je faisais des rencontres, la nuit je me trompais de chambre... J'en suis pas sûre mais je crois même que j'ai couché avec Jeremy Irons...

— Qui c'est ?

— Oh... T'es désespérant, toi... Bon, peu importe... Je lisais, j'écoutais de la musique, je gagnais de l'argent... Avec le recul, je me dis que c'était une autre forme de suicide... Plus confortable... Je me suis coupée de la vie et du peu de gens qui m'aimaient. De Pierre et Mathilde Kessler, notamment, qui m'en ont voulu à mort, de mes anciens petits camarades, de la réalité, de la moralité, du droit chemin, de moi-même...

- Tu bossais tout le temps ?

- Tout le temps. Je n'ai pas tant produit que ça mais il fallait refaire la même chose des milliers de fois à cause de problèmes techniques... La patine, le support et tout ça... Finalement, le dessin c'était peanuts, c'était son vieillissement qui était compliqué. Je travaillais avec Jan, un Hollandais qui nous fournissait en vieux papiers. C'était son métier : parcourir le monde et revenir avec des rouleaux. Il avait un côté petit chimiste fou et cherchait sans relâche un moyen de faire du vieux avec du neuf... Je ne l'ai jamais entendu prononcer la moindre parole, un type fascinant... Et puis, j'ai perdu la notion du temps... D'une certaine manière, je me suis laissé ensuquer dans cette non-vie... Ça ne se voyait pas à l'œil nu, mais j'étais devenue une épave. Une épave chic... Le gosier en pente, des chemises sur mesure et un dégoût de ma petite personne... Je ne sais pas comment tout cela se serait terminé si Léonard ne m'avait pas sauvée...

— Léonard qui ?

— Léonard de Vinci. Là, je me suis tout de suite cabrée... Tant qu'on s'en tenait aux petits maîtres, aux esquisses d'esquisses, aux croquis de croquis ou aux repentirs de repentirs, on pouvait faire illusion auprès de marchands peu scrupuleux mais là, c'était n'importe quoi... Je l'ai dit mais on ne m'a pas écoutée... Vittorio était devenu trop gourmand... Je ne sais pas exactement ce qu'il faisait de son fric mais plus il en palpait et plus il en manquait... Il devait avoir ses faiblesses, lui aussi... Alors j'ai fermé ma gueule. Ce n'était pas mon problème après tout... Je suis retournée au Louvre, aux département des arts graphiques où j'ai pu accéder à certains documents et je les ai appris par coeur... Vittorio voulait oune petite chose. « Tou vois cette étoude, là ? Tou ti inspires d'elle, mais cet personnage-là, tou mé lé gardes..." A cette époque, on ne vivait déjà plus à l'hôtel mais dans un grand appartement meublé. Je me suis exécutée et j'ai attendu... Il était de plus en plus nerveux. Il passait des heures au téléphone, usait la moquette et crachait sur la Madone. Un matin, il est entré dans ma chambre comme un fou : « Je dois partir mais toi tou né bouges pas d'ici, d'accord ? Tou né sors pas tant que je té lé pas dit... Tou m'as compris ! Tou né bouges pas ! » Le soir, j'ai reçu un appel d'un autre mec que je connaissais pas : « Brûle tout » et il a raccroché. Bon... J'ai rassemblé des tas de mensonges et je les ai détruits dans l'évier. Et j'ai attendu encore... Plusieurs jours... Je n'osais pas sortir. Je n'osais pas regarder par la fenêtre. J'étais devenue complètement parano. Mais au bout d'une semaine, je suis partie. J'avais faim, j'avais envie de fumer, je n'avais plus rien à perdre... Je suis retournée à Meudon à pied et j'ai trouvé une maison fermée avec un panneau à vendre sur la grille. Est-ce qu'elle était morte ? J'ai escaladé le mur et dormi dans le garage. Je suis revenue à Paris. Tant que je marchais, je tenais debout. J'ai zoné autour de l'immeuble au cas où Vittorio serait revenu... Je n'avais pas de fric, pas de boussole, plus de repères, rien. J'ai passé encore deux nuits dehors dans mon cachemire à dix milles boules, j'ai demandé des clopes et je me suis fait piquer mon manteau. Le troisième soir, j'ai sonné chez Pierre et Mathilde et je me suis écroulée devant leur porte. Ils m'ont retapée et m'ont installée ici, au septième. Une semaine plus tard, j'étais encore assise par terre à me demander quel métier je pourrais bien faire... Tout ce que je savais, c'est que je ne voulais plus jamais dessiner de ma vie. Je n'étais pas non plus prête à retourner dans le monde. Les gens me faisaient peur... Alors je suis devenue technicienne de surface de nuit... J'ai vécu comme ça, un peu plus d'un an. Entre-temps, j'ai retrouvé ma mère. Elle ne m'a pas posé de questions... Je n’ai jamais su si c’était de l’indifférence ou simplement de la discrétion... Je n’ai pas creusé, je ne pouvais pas me le permettre : je n’avais plus qu’elle...

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