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Elle s'avança, pas très fière, et s'assit près de lui.

Il pleurait :

— C'est magnifique ce que tu as fait là, tu sais... Magnifique... On l'entend ronronner ton chat... Oh, Camille...

Il avait sorti un gros mouchoir, plein de taches de peinture, et se mouchait bruyamment.

— Écoute-moi, petite fille, je ne suis qu'un vieux bonhomme et un mauvais peintre qui plus est, mais écoute-moi bien... Je sais que la vie n'est pas facile pour toi, j'imagine que ce n'est pas toujours drôle à la maison et j'ai appris aussi pour ton papa, mais... Non, ne pleure pas... Tiens, prends mon mouchoir... Mais il y a une chose que je dois te dire : les gens qui s'arrêtent de parler deviennent fous. Chu Ta, par exemple, je ne te l'ai pas dit tout à l'heure, mais il est devenu fou et très malheureux aussi... Très, très malheureux et très, très fou. Il n'a retrouvé la paix que lorsqu'il était un vieillard. Tu ne vas pas attendre d'être une vieillarde, toi, n'est-ce pas ? Dis-moi que non. Tu es très douée, tu sais ? Tu es la plus douée de tous les élèves que j'aie jamais eus, mais ce n'est pas une raison, Camille... Ce n'est pas une raison... Le monde d'aujourd'hui n'est plus comme celui de Chu Ta et tu dois te remettre à parler. Tu es obligée, tu comprends ? Sinon, ils vont t'enfermer avec de vrais fous et personne ne verra jamais tous tes beaux dessins...

L'arrivée de sa mère les interrompit. Camille se leva et la prévint, d'une voix rauque et saccadée :

— Attends-moi... Je n'ai pas fini de ranger mes affaires...

Un jour, il n'y a pas très longtemps, elle reçut un paquet mal ficelé accompagné d'un petit mot :

Bonjour,

Je m'appelle Eileen Wilson. Mon nom ne dit probablement rien à vous, mais j'étais l'amie de Cecil Doughton qui fut votre professeur de dessin autrefois. J'ai le triste de vous annoncer que Cecil a quitté nous il y a deux mois de cela. Je sais que vous appréciez que je vous dise (pardonnez mon pauvre français) que nous l'avons enterré dans son région du Dartmoor qu'il aimait tant beaucoup dans une cimetère auquel la vue est très belle. J'ai mis ses brosses et ses peintures dans le terre avec lui.

Avant de mourir, il m'avait demander de vous donner ceci. Je crois qu'il sera joyeux si vous l'user en pensant à lui.

Eileen W.

Camille ne put retenir ses larmes en découvrant le matériel de peinture chinoise de son vieux professeur, celui-là même dont elle se servait à présent...

* * *

Intriguée, la serveuse vint récupérer la tasse vide et jeta un œil sur la nappe. Camille venait d'y dessiner une multitude de bambous. Leurs tiges et leurs feuilles étaient ce qu'il y avait de plus difficile à réaliser. Une feuille, petite, une simple feuille qui se balance dans le vent exigeait de ces maîtres des années de travail, une vie entière, parfois... Joue avec les contrastes. Tu n'as qu'une couleur à ta disposition et pourtant tu peux tout suggérer... Concentre-toi mieux. Si tu veux que je te grave ton sceau un jour, tu dois me faire des feuilles bien plus légères que ça...

Le support, de mauvaise qualité, se gondolait et buvait l'encre beaucoup trop rapidement.

— Vous permettez ? demanda la jeune fille.

Elle lui tendait un paquet de nappes vierges. Camille se recula et posa son travail sur le sol. Le vieux gémissait, la serveuse l'engueula.

— Qu'est-ce qu'il dit ?

— Il râle parce qu'il ne peut pas voir ce que vous faites...

Elle ajouta :

— C'est mon grand-oncle... Il est paralysé...

— Dites-lui que le prochain sera pour lui...

La jeune fille revint vers le bar et prononça quelques paroles à son intention. Il se calma et regarda Camille sévèrement.

Elle le dévisagea longuement puis dessina, sur toute la surface de la nappe, un petit bonhomme hilare qui lui ressemblait et qui courait le long d'une rizière. Elle n'était jamais allée en Asie, mais improvisa, en arrière-plan, une montagne dans la brume, des pins, des rochers et même la petite cabane de Chu Ta sur un promontoire. Elle l'avait croqué avec sa casquette Nike et sa veste de survêtement, mais l'avait laissé jambes nues, seulement vêtu du pagne traditionnel. Elle ajouta quelques gerbes d'eau qui giclaient sous ses pieds et une bande de gamins lancés à sa poursuite.

Elle se recula pour juger son travail.

Beaucoup de détails la contrariaient bien sûr, mais enfin, il avait l'air heureux, vraiment heureux, alors elle plaça une assiette sous la nappe comme support, ouvrit le petit pot de cinabre rouge et y apposa son sceau au milieu à droite. Elle se leva, débarrassa la table du vieux et revint chercher son dessin qu'elle posa devant lui.

Il ne réagissait pas.

Oups, se dit-elle, j'ai dû faire une gaffe, là...

Quand sa petite-nièce revint de la cuisine, il poussa une longue plainte douloureuse.

— Je suis désolée, dit Camille, je croyais que... Elle fit un geste pour l'interrompre, alla chercher une grosse paire de lunettes derrière le comptoir et les glissa sous la casquette. Il se pencha cérémonieusement et se mit à rire. Un rire d'enfant, cristallin et gai. Il pleura aussi et rit de nouveau en se balançant et en croisant ses bras sur sa poitrine.

— Il veut boire du saké avec vous.

— Super...

Elle apporta une bouteille, il hurla, elle soupira et repartit en cuisine.

Elle revint avec un autre flacon, suivie du reste de la famille. Une dame mûre, deux hommes d'une quarantaine d'années et un adolescent. Ce ne fut que rires, cris, courbettes et effusions en tout genre. Les hommes lui tapaient sur l'épaule et le gamin lui claquait la paume de la main à la manière des sportifs.

Chacun retourna ensuite à son poste et la jeune fille déposa deux petits verres devant eux. Le vieux la salua puis vida sa coupe avant de la remplir de nouveau.

— Je vous préviens, il va vous raconter sa vie...

— Pas de problème, fit Camille, Houuuh... c'est fort, non ?

L'autre s'éloigna en riant.

Ils étaient seuls à présent. L'ancêtre jacassait et Camille l'écoutait gravement en opinant seulement du nez à chaque fois qu'il lui présentait la bouteille.

Elle eut du mal à se relever et à récupérer ses affaires. Alors qu'elle se tenait près de la sortie, après s'être maintes et maintes fois courbée pour prendre congé du bonhomme, la jeune fille vint vers elle pour l'aider à tirer la poignée de la porte qu'elle s'obstinait à pousser en riant bêtement depuis un bon moment.

— Vous êtes ici chez vous, d'accord ? Vous pouvez venir manger quand vous voulez. Si vous ne venez pas, il sera fâché... Et triste aussi...

Quand elle arriva au boulot, elle était complètement pétée.

Samia s'excitait :

— Oh, toi, t'as trouvé un mec ?

— Oui, avoua Camille, penaude.

— C'est vrai ?

— Oui.

— Nan... C'est pas vrai... Il est comment ? Il est mignon ?

— Super mignon.

— Nan, trop cool, ça... Il a quel âge ?

— Quatre-vingt-douze ans.

— Arrête tes conneries, idiote, il a quel âge ?

— Bon, les filles... C'est quand vous voulez, hein ! La Josy indiquait le cadran de sa montre.

Camille s'éloigna en gloussant et en se prenant les pieds dans le tuyau de son aspirateur.

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