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L'appartement était vide et lui sembla beaucoup trop grand, elle s'enferma dans sa chambre et passa l'autre moitié de la nuit le nez dans son cadeau.

Elle dormit quelques heures dans la matinée et rejoignit sa collègue plus tôt que d'habitude, c'était le soir de Noël et les bureaux se vidaient à cinq heures. Elles travaillèrent vite et en silence.

Samia partit la première et Camille resta un moment à plaisanter avec le vigile :

— Mais pour la barbe et le bonnet, t'étais obligé ?

— Beuh non, c'était une initiative auto-personnelle pour mettre de l'ambiance !

— Et ça a marché ?

— Pfff, tu parles... Tout le monde s'en fout... Y a qu'à mon chien que ça a fait de l'effet... Il m'a pas reconnu et il m'a grogné dessus, ce con... Je te jure, j'en ai eu des chiens cons, mais celui-là, c'est le pompon...

— Il s'appelle comment ?

— Matrix.

— C'est une chienne ?

— Non pourquoi ?

— Euh... pour rien... Bon, ben salut, hein... Joyeux Noël Matrix, fit-elle en s'adressant au gros doberman couché à ses pieds.

— Espère pas qu'il va te répondre, il comprend rien, je te dis...

— Nan, nan, répondit Camille en riant, j'espérais pas...

Ce mec, c'était Laurel et Hardy à lui tout seul.

Il était près de vingt-deux heures. Les gens étaient élégants, ils trottinaient dans tous les sens les bras chargés de paquets. Les dames avaient déjà mal aux pieds dans leurs escarpins vernis, les enfants zigzaguaient entre les plots et les messieurs consultaient leurs agendas devant des interphones.

Camille suivait tout cela avec amusement. Elle n'était pas pressée et fit la queue devant la devanture d'un traiteur chic pour s'offrir un bon dîner. Ou plutôt une bonne bouteille. Pour le reste, elle était bien embarrassée... Finalement, elle indiqua au vendeur un morceau de chèvre et deux petits pains aux noix. Bah... c'était surtout pour accompagner son pauillac...

Elle déboucha sa bouteille et la posa non loin d'un radiateur pour la chambrer. Ensuite, ce fut son tour. Elle se fit couler un bain et y resta plus d'une heure, le nez au ras de l'eau brûlante. Elle se mit en pyjama, enfila de grosses chaussettes et choisit son pull préféré. Un cachemire hors de prix... Vestige d'une époque révolue... Elle déballa la chaîne de Franck, l'installa dans le salon, se prépara un plateau, éteignit toutes les lumières et se lova sous son édredon dans le vieux canapé.

Elle survola le livret, le Nisi Dominus, c'était sur le deuxième CD. Bon, les Vêpres pour l'Ascension, ce n'était pas exactement la bonne messe et en plus, elle allait écouter les psaumes dans le désordre, c'était n'importe quoi...

Oh, et puis quelle importance ?

Quelle importance ?

Elle appuya sur le bouton de la télécommande et ferma les yeux : elle était au paradis...

Seule, dans cet appartement immense, un verre de nectar à la main, elle entendait la voix des anges.

Même les pampilles du lustre en frémissaient d'aise.

Cum dederit dilactis suis somnum.

Ecce, haereditas Domin filii : merces fructus ventris

Ça c'était la plage numéro 5 et la plage numéro 5 elle a dû l'écouter quatorze fois.

Et à la quatorzième fois encore, sa cage thoracique explosa en mille morceaux.

Un jour, alors qu'ils étaient tous les deux seuls en voiture et qu'elle venait de lui demander pourquoi il écoutait toujours la même musique, son père lui avait répondu : « La voix humaine est le plus beau de tous les instruments, le plus émouvant... Et même le plus grand virtuose du monde ne pourra jamais te donner le quart de la moitié de l'émotion procurée par une belle voix... C'est notre part de divin... C'est quelque chose que l'on comprend en vieillissant, il me semble... Enfin, moi en tout cas, j'ai mis du temps à l'admettre, mais, dis-moi... Tu veux autre chose ? Tu veux La Maman des poissons ? »

Elle avait déjà bu la moitié de la bouteille et venait d'enclencher le deuxième disque quand on ralluma la lumière.

Ce fut affreux, elle mit ses mains devant ses yeux et la musique lui sembla soudain hors de propos, les voix incongrues, nasillardes presque. En deux secondes, tout le monde se retrouva au purgatoire.

— Ben t'es là, toi ?

— ...

— T'es pas chez toi ?

— Là-haut ?

— Non, chez tes parents...

— Ben non, tu vois...

— T'as bossé aujourd'hui ?

— Oui.

— Ah ben excuse, hein, excuse... Je croyais qu'y avait personne...

- a pas de mal...

— C'est quoi ton truc ? C'est la Castafiore ?

— Non, c'est une messe...

— Ah ouais ? T'es croyante, toi ?

Il fallait absolument qu'elle le présente à son vigile... Ils allaient faire un tabac, ces deux-là... Encore mieux que les petits vieux du Muppet Show...

— Nan, pas spécialement... Tu veux bien éteindre, s'il te plaît ?

Il s'exécuta et quitta la pièce mais ce n'était plus pareil. Le charme était rompu. Elle était dégrisée et même le canapé n'avait plus sa forme de nuage. Elle essaya de se concentrer pourtant, reprit le livret et chercha où elle en était :

Deus in adiutorium meum intende

Dieu, viens à mon aide !

Oui, c'était exactement ça.

Manifestement l'autre benêt cherchait quelque chose dans la cuisine et gueulait en se vengeant sur toutes les portes des placards :

— Dis donc, t'as pas vu les deux Tupperware jaunes ?

Oh misère...

— Les grands ?

— Ouais.

— Non. J'y ai pas touché...

— Ah, fais chier... On trouve jamais rien dans cette baraque... Qu'est-ce que vous foutez avec la vaisselle ? Vous la bouffez ou quoi ?

Camille appuya sur pause en soupirant :

— Je peux te poser une question indiscrète ? Pourquoi tu cherches un Tupperware jaune à deux heures du matin le soir de Noël ?

— Parce que. J'en ai besoin.

Bon, là c'était fichu. Elle se releva et éteignit la musique.

— C'est ma chaîne ?

— Oui... Je me suis permis...

— Putain, elle est super belle... Tu t'es pas foutue de moi dis donc !

— Ben nan, je me suis pas foutue de toi dis donc.

Il ouvrit grands ses yeux de merlu :

— Pourquoi tu me répètes, là ?

— Pour rien. Joyeux Noël, Franck. Allez viens, on va la chercher ta gamelle... Là, regarde, sur le microondes...

Elle se rassit dans le canapé pendant qu'il était en train de déménager le réfrigérateur. Ensuite, il traversa la pièce sans un mot et alla prendre une douche. Camille se cacha derrière son verre : elle avait probablement vidé tout le ballon d'eau chaude...

— Putain, mais qui c'est qu'a pris toute l'eau chaude, bordel ?

Il revint une demi-heure plus tard, en jean et torse nu.

Négligemment, il attendit encore un moment avant d'enfiler son pull... Camille souriait : ce n'était plus de gros sabots à ce niveau-là, c'était des après-skis en moumoute...

— Je peux ? demanda-t-il en désignant le tapis.

— Fais comme chez toi...

— J'y crois pas, tu manges ?

— Du fromage et du raisin...

— Et avant ?

— Rien...

Il secoua la tête :

— C'est du très bon fromage, tu sais... Et du très bon raisin... Et du très bon vin aussi... Tu en veux, d'ailleurs ?

— Non, non. Merci...

Ouf, pensa-t-elle, ça lui aurait fait mal aux seins de partager son Mouton-Rothschild avec lui...

— Ça va?

— Pardon ?

— Je te demande si ça va, répéta-t-il.

— Euh... oui... Et toi ?

— Fatigué...

— Tu travailles demain ?

— Nan.

— C'est bien, comme ça tu pourras te reposer...

— Nan.

Super comme conversation...

Il s'approcha de la table basse, s'empara d'un boîtier de CD et sortit sa came :

— Je t'en roule un ?

— Non, merci.

— C'est vrai que t'es sérieuse, toi...

— J'ai choisi autre chose, fit-elle en avançant son verre...

— T'as tort.

— Pourquoi, l'alcool c'est pire que la drogue ?

— Ouais. Et tu peux me croire parce que j'en ai vu des pochetrons dans ma vie, tu sais... En plus, c'est pas de la drogue, ça... C'est une douceur, c'est comme des Quality Street pour les grands...

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