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Il scruta son visage.

Pas le moindre mouvement de recul ou d'hésitation, pas l'ombre d'une grimace. Elle se leva, chargea ses vêtements en vitesse et lui demanda s'il pouvait lui faire de la monnaie.

Puis elle retourna à sa place et reprit son livre.

Il était un peu déçu.

C'était chiant les gens parfaits...

Avant de se replonger dans sa lecture, elle l'interpella :

— Dis-moi...

— Oui.

— Si j'offre une machine à laver qui fait aussi séchoir à Philibert pour Noël, tu crois que tu pourras l'installer avant de partir ?

— ...

— Pourquoi,tu souris, là ? J'ai dit une bêtise ?

— Non, non...

Il fit un geste de la main :

— Tu peux pas comprendre...

— Hé, fit-elle en tapotant son majeur et son index contre sa bouche, tu fumes trop en ce moment, toi, non?

— En fait, t'es une fille normale...

— Pourquoi tu me dis ça ? Bien sûr que je suis une fille normale...

— Tu es déçu ?

— Non.

— ...

— C'est quoi ce que tu lis ?

— Un carnet de voyage...

— C'est bien ?

— Super...

— Ça raconte quoi ?

— Oh... Je ne sais pas si ça t'intéresserait...

— Nan, je te le dis carrément, ça m'intéresse pas du tout, ricana-t-il, mais j'aime bien quand tu racontes... Tu sais, je l'ai réécouté le disque de Marvin hier...

— Ah bon ?

— Ouais...

— Et alors ?

— Ben le problème, c'est que je comprends rien... C'est pour ça que je vais aller bosser à Londres d'ail, leurs... Pour apprendre l'anglais...

— Tu pars quand ?

— Normalement, je devais prendre une place après l'été, mais là, c'est le bordel... À cause de ma grand-mère justement... À cause de Paulette...

— Qu'est-ce qu'elle a ?

— Pff... j'ai pas très envie d'en parler... Raconte-moi ton livre de voyages plutôt...

Il approcha sa chaise.

— Tu connais Albrecht Durer ?

— L'écrivain ?

— Non. Le peintre.

— Jamais entendu parler...

— Si, je suis sûre que tu as vu certains de ses dessins... Il y en a qui sont très célèbres... Un lièvre... Des herbes folles... Des pissenlits...

— ...

— Moi, c'est mon dieu. Enfin... j'en ai plusieurs, mais lui c'est mon dieu numéro un... T'en as des dieux, toi?

— Euh...

— Dans ton travail ? Je sais pas, moi... Escoffier, Carême, Curnonsky ?

— Euh...

— Bocuse, Robuchon, Ducasse ?

— Ah, tu veux dire des modèles ! Oui, j'en ai mais ils ne sont pas connus... enfin moins connus... Moins bruyants, quoi... Tu connais Chapel ?

— Non.

— Pacaud ?

— Non.

— Senderens ?

— Le type de Lucas Carton ?

— Oui... C'est dingue tout ce que tu connais... Comment tu fais ?

— Attends, je le connais, comme ça, de nom, mais je n'y suis jamais allée...

— Lui, c'est un bon... J'ai même un livre dans ma chambre... Je te montrerai... Lui ou Pacaud, pour moi, ce sont des maîtres... Et s'ils sont moins connus que les autres, c'est parce qu'ils sont dans leur cuisine, justement... Enfin, je te dis ça, j'en sais rien... C'est l'idée que je m'en fais... Peut-être que je me goure complètement...

— Mais entre cuisiniers, vous parlez quand même ? Vous vous racontez vos expériences ?

— Pas tellement... On est pas très bavards, tu sais... On est trop crevés pour jacter. On se montre des trucs, des tours de mains, on échange des idées, des morceaux de recettes qu'on a piquées ici ou là, mais ça va rarement plus loin...

— C'est dommage...

— Si on savait s'exprimer, faire des belles phrases et tout ça, on ferait pas ce boulot-là, c'est clair. Enfin moi en tout cas, j'arrêterais tout de suite.

— Pourquoi ?

— Parce que... Ça rime à rien... C'est de l'esclavage... T'as vu ma vie ? C'est n'importe quoi. Bon... euh... j'aime pas du tout parler de moi... Alors, ton livre, là ?

— Oui, mon livre... Justement, c'est le journal tenu par Durer pendant son voyage aux Pays-Bas entre 1520 et 1521... Une espèce de carnet ou d'agenda... C'est surtout la preuve que j'ai bien tort de le considérer comme un dieu. La preuve que c'était un type normal lui aussi. Qui comptait ses sous, qui enrageait quand il réalisait qu'il venait de se faire rouler par les douaniers, qui laissait toujours tomber sa femme, qui ne pouvait pas s'empêcher de perdre de l'argent au jeu, qui était naïf, gourmand, macho et un peu orgueilleux aussi... Mais bon, ce n'est pas très important tout ça, au contraire, Ça le rend plus humain... Et... Euh... Je continue ?

— Oui.

— Au départ, c'est un voyage qu'il a entrepris pour un motif grave, à savoir sa survie, celle de sa famille et des gens qui travaillaient avec lui dans son atelier. Jusqu'à présent, il était sous la protection de l'Empe reur Maximilien Ier. Un type complètement mégalo qui lui avait passé une commande de folie : le représenter en tête d'un cortège extraordinaire pour l'immortaliser à tout jamais... Une œuvre qui sera finalement imprimée quelques années plus tard et qui fera plus de cinquante-quatre mètres de long... T'imagines le truc ?

« Pour Durer, c'était du pain bénit... Des années de boulot assuré... Manque de bol, le Maximilien cane peu de temps après, et du coup, sa rente annuelle est compromise... Le drame... Donc, voilà notre homme qui part sur les routes avec sa femme et sa servante sous le bras pour aller faire des risettes à Charles Quint, le futur empereur, et à Marguerite d'Autriche, la fille de son ancien protecteur, parce qu'il faut absolument que cette rente officielle soit reconduite...

« Voilà pour les circonstances... Il est donc un peu stressé au début mais ça ne l'empêche pas d'être un touriste parfait, S'émerveillant de tout, des visages, des coutumes, des vêtements, rendant visite à ses pairs, aux artisans, admirant leur travail, visitant toutes les églises, achetant tout un tas de babioles fraîchement débarquées du Nouveau Monde : un perroquet, un babouin, une écaille de tortue, des branches de corail, de la cannelle, un sabot d'élan, etc. Il est comme un gamin avec ça... Il va même faire un détour pour aller voir une baleine échouée qui se décompose au bord de la mer du Nord... Et, bien sûr, il dessine. Comme un fou. Il a cinquante ans, il est au summum de son art et quoi qu'il fasse : un perroquet, un lion, un morse, un chandelier ou le portrait de son aubergiste, c'est... C'est...

— C'est quoi ?

— Ben tiens, regarde...

— Non, non, j'y connais rien !

— Mais y a pas besoin de s'y connaître ! Regarde ce vieillard, là, comme il en impose... Et ce beau jeune homme, tu vois comme il est fier ? Comme il a l'air sûr de lui ? On dirait toi, tiens... La même morgue, les mêmes narines dilatées... — Ah, ouais ? Tu le trouves beau ?

— Un peu tête à claques, non ?

— C'est le chapeau qui fait ça...

— Ah, ouais... T'as raison, sourit-elle, ça doit être le chapeau...

— Et ce crâne, là ? Est-ce qu'il n'est pas incroyable ? On dirait qu'il nous nargue, qu'il nous provoque : « Eh... gais vous aussi, les gars... C'est ça qui vous attend... »

— Montre.

— Là. Mais ce que je préfère, ce sont ses portraits et ce qui me tue, c'est la désinvolture avec laquelle il les réalise. Ici, au cours de ce voyage, c'est surtout une monnaie d'échange, rien de plus que du troc : ton savoir-faire contre le mien, ton portrait contre un dîner, un chapelet, un colifichet pour ma. femme ou un manteau en peau de lapin... Moi, j'aurais adoré vivre à cette époque... Je trouve que le troc, c'est une économie géniale...

— Et ça se termine comment ? Il le récupère, son fric?

— Oui, mais à quel prix... La grosse Marguerite le dédaigne, elle ira même jusqu'à refuser le portrait de son père qu'il avait fait exprès pour elle, cette conne... Du coup, il le troquera contre un drap ! En plus, il est revenu malade, une saloperie qu'il a chopée en allant voir la baleine justement... La fièvre des marais, je crois... Tiens, regarde, il y a une machine de libre, là...

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