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Oui, elle avait fait du chemin, songeait-elle en piétinant derrière les badauds.

L'année dernière à la même époque, elle était dans un état si lamentable qu'elle n'avait pas su dire son nom aux gars du Samu qui l'avaient ramassée et l'année d'avant encore, elle travaillait tellement qu'elle ne s'était pas rendu compte que c'était Noël ; son « bienfaiteur » s'étant bien gardé de le lui rappeler de crainte qu'elle ne perde la cadence... Alors quoi, elle pouvait le dire non ? Elle pouvait les prononcer ces quelques mots qui lui auraient encore arraché la bouche il n'y avait pas si longtemps : elle allait bien, elle se sentait bien et la vie était belle. Ouf, c'était dit. Allez, ne rougis pas, idiote. Ne te retourne pas. Personne ne t'a entendue murmurer ces insanités, rassure-toi.

Elle avait faim. Elle entra dans une boulangerie et s'acheta quelques chouquettes. Petites choses idéales, légères et sucrées. Elle se lécha longuement le bout des doigts avant d'oser retourner dans un magasin et trouva des bricoles pour tout le monde. Du parfum pour Mathilde, des bijoux pour les filles, une paire de gants pour Philibert et des cigares pour Pierre. Pouvait-on décemment être moins conventionnel ? Non. C'était les cadeaux de Noël les plus bêtes du monde et c'était des cadeaux parfaits.

Elle finit sa course près de la place Saint-Sulpice et entra dans une librairie. Là aussi, c'était la première fois depuis bien longtemps... Elle n'osait plus s'aventurer dans ce genre d'endroit. C'était difficile à expliquer, mais cela lui faisait trop mal, ce... c'était... Non, elle ne pouvait dire cela... Cet accablement, cette lâcheté, ce risque qu'elle ne voulait plus prendre... Entrer dans une librairie, aller au cinéma, voir les expositions ou jeter un regard aux vitrines des galeries d'art, c'était toucher du doigt sa médiocrité, sa pusillanimité, et se souvenir qu'elle avait jeté l'éponge un jour de désespoir et qu'elle ne l'avait plus retrouvée depuis...

Entrer dans n'importe lequel de ces endroits qui tenait sa légitimité de la sensibilité de quelques-uns, c'était se souvenir que sa vie était vaine...

Elle préférait les rayons du Franprix.

Qui pouvait comprendre cela ? Personne.

C'était un combat intime. Le plus invisible de tous. Le plus lancinant aussi. Et combien de nuits de rnénage, de solitude et de corvées de chiottes devrait-elle encore s'infliger pour en venir à bout ?

Elle esquiva d'abord le rayon des beaux-arts qu'elle connaissait par cœur pour l'avoir beaucoup fréquenté du temps où elle essayait d'étudier dans l'école du rnême nom, puis, plus tard, à des fins moins glorieuses... D'ailleurs, elle n'avait pas l'intention de s'y rendre. Il était trop tôt. Ou trop tard justement. C'était comme cette histoire de petit coup de talon... Peut-être qu'elle était à un moment de sa vie où elle ne devait plus compter sur l'aide des grands maîtres ?

Depuis qu'elle était en âge de tenir un crayon, on lui avait répété qu'elle était douée. Très douée. Trop douée. Très prometteuse, bien trop maligne ou trop gâtée. Souvent sincères, d'autres fois plus ambigus, ces compliments ne l'avaient menée nulle part, et aujourd'hui, alors qu'elle n'était plus bonne qu'à remplir frénétiquement des carnets de croquis comme une sangsue, elle se disait qu'elle échangerait bien ses deux barils de dextérité contre un peu de candeur. Ou contre une ardoise magique, tiens... Hop ! plus rien là-haut. Plus de technique, plus de références, plus de savoir-faire, plus rien. On recommence tout à zéro.

Alors un stylo, tu vois... ça se tient entre le pouce et l'index... D'ailleurs, non, ça se tient comme tu veux. Ensuite, ce n'est pas difficile, tu n'y penses plus. Tes mains n'existent plus. C'est ailleurs que ça se passe. Non, ça ne va pas là, c'est encore trop joli. On ne te demande pas de faire quelque chose de joli, tu sais... On s'en tape du joli. Pour ça on a les dessins d'enfants et le papier glacé des magazines. Mets donc des moufles, toi, le petit génie, la petite coquille vide, mais si, enfile-les te dis-je, et peut-être qu'enfin, tu verras, tu dessineras un cercle raté presque parfait...

Elle flâna donc parmi les livres. Elle se sentait perdue. Il y en avait tant et elle avait perdu le fil de l'ac tualité depuis si longtemps que tous ces bandeaux rouges lui donnaient le tournis. Elle regardait les couvertures, lisait les résumés, vérifiait l'âge des auteurs et grimaçait quand ils étaient nés après elle. Ce n'était pas très malin comme méthode de sélection... Elle se dirigea vers le rayon des poches. Le papier de mauvaise qualité et les petits caractères d'imprimerie l'intimidaient moins. La couverture de celui-ci, un gamin avec des lunettes de soleil, était bien laide, mais le début lui plaisait :

Si je devais ramener ma vie à un seul fait, voici ce que je dirais : j'avais sept ans quand le facteur m'a roulé sur la tête. Aucun événement n'aura été plus formateur. Mon existence chaotique, tortueuse, mon cerveau malade et ma Foi en Dieu, mes empoignades avec les joies et les peines, tout cela, d'une manière ou d'une autre, découle de cet instant, où, un matin d'été, la roue arrière gauche de la jeep de la poste a écrasé ma tête d'enfant contre le gravier brûlant de la réserve apache de San Carlos.

Oui, c'était pas mal ça... En plus le livre était bien carré, bien gros, bien dense. Il y avait des dialogues, des morceaux de lettres recopiés et de jolis sous-titres. Elle continua de le feuilleter et, à la fin du premier tiers à peu près, elle lut ceci :

« Gloria, dit Barry, adoptant son ton doctoral. Voici ton fils Edgar. Il attend depuis longtemps le moment de te revoir. »

Ma mère regarda partout, sauf dans ma direction. « Y en a encore ? » demanda-t-elle à Barry d'une petite voix flûtée qui me noua les entrailles.

Barry soupira et alla chercher une autre boîte de bière dans le frigo. « C'est la dernière, on ira en chercher plus tard. » Il la posa sur la table devant ma mère, puis il secoua légèrement le dossier de sa chaise. « Gloria, c'est ton fils, reprit-il. Il est là. »

Secouer le dossier de la chaise... C'était peut-être ça la technique ?

Quand elle tomba sur ce passage, vers la fin, elle le referma, confiante :

Franchement, je n'ai aucun mérite. Je sors avec mon carnet et les gens se déboutonnent. Je sonne à leur porte et ils me racontent leur vie, leurs petits triomphes, leurs colères et leurs regrets cachés. Quant à mon carnet, qui de toute façon n'est là que pour la frime, je le remets en général dans ma poche, et j'écoute patiemment jusqu'à ce qu'ils aient dit tout ce qu'ils avaient à dire. Après, c'est le plus facile. Je rentre à la maison, je m'installe devant mon Hermès Jubilé et je fais ce que je fais depuis près de vingt ans : je tape tous les détails intéressants.

Une tête écrabouillée dans l'enfance, une mère dans les choux et un petit carnet tout au fond de la poche...

Quelle imagination...

Un peu plus loin, elle vit le dernier album de Sempé. Elle défit son écharpe et la coinça avec son manteau entre ses jambes pour s'émerveiller plus confortablement. Elle tourna les pages lentement et, comme à chaque fois, elle eut les joues roses. Elle n'aimait rien tant que ce petit monde de grands rêveurs, la justesse du trait, les expressions des visages, les marquises des pavillons de banlieue, les parapluies des vieilles dames et l'infinie poésie des situations. Comment faisait-il ? Où trouvait-il tout cela ? Elle retrouva les cierges, les encensoirs et le grand autel baroque de sa petite bigote préférée. Cette fois, elle était assise au fond de l'église, tenait un téléphone portable et se retournait en mettant sa main devant sa bouche : « Allô, Marthe ? C'est Suzanne. Je suis à Sainte-Eulalie-de-la-Rédemption, tu veux que je demande quelque chose pour toi ? »

Du miel.

Quelques pages plus loin, un monsieur se retourna en l'entendant rire toute seule. Ce n'était rien pourtant, c'était une grosse dame qui s'adressait à un pâtissier en plein travail. Il avait une toque plissée, une mine vaguement désabusée et un petit bedon exquis. La dame disait : « Le temps a passé, j'ai refait ma vie, mais tu sais Roberto, je ne t'ai jamais oublié... » Et elle était coiffée d'un chapeau en forme de gâteau, une espèce de bavarois à la crème tout à fait semblable à ceux que le monsieur venait de confectionner...

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