— Camille, Marie, Elisabeth Fauque
— Fauque ? Comme c'est pittoresque... J'ai connu un Fauque autrefois... Un très brave homme, ma foi... Charles, je crois... Un parent à vous, peut-être ?
— Euh... Non...
Paulette n'ouvrit pas la bouche de la soirée. Pendant plus de quarante ans, elle avait servi à table chez des gens de cet acabit et elle était trop mal à l'aise pour mettre son grain de sel sur leur nappe brodée.
Le café fut laborieux lui aussi...
Cette fois, c'est Philou qui prit sa place dans le ball-trap :
— Alors, mon fils ? Toujours dans les cartes postales?
— Toujours, père...
— Passionnant, n'est-ce pas ?
— Je ne vous le fais pas dire...
— Ne soyez pas ironique, je vous prie... L'ironie est la parade des cancres, ce n'est pas faute de vous l'avoir répété, il me semble...
— Oui, père... Citadelle de Saint-Ex...
— Pardon ?
— Saint-Exupéry.
L'autre ravala son cachou.
Quand enfin, ils purent quitter cette pièce glauque où tous les animaux du coin étaient empaillés au-dessus de leurs têtes, même un faon putain, même Bambi, Franck porta Paulette jusqu'à sa chambre. « Comme une jeune mariée », lui chuchota-t-il à l'oreille et il secoua tristement la tête quand il comprit qu'il allait dormir à mille milliards de kilomètres de ses princesses, deux étages plus haut.
Il s'était retourné et tripotait une patte de sanglier tressée pendant que Camille la déshabillait.
— Nan, mais j'y crois pas... Vous avez vu comme on a mal bouffé ? C'est quoi ce délire ? C'était dégueulasse ! Jamais j'oserais servir un truc pareil à mes hôtes ! Dans ce cas-là, il vaut mieux faire une omelette ou des panzani !
— Ils n'ont peut-être pas les moyens ?
— Putain mais tout le monde a les moyens de faire une bonne omelette baveuse, non ? Je comprends pas, là... Je comprends pas... Bouffer de la merde avec des couverts en argent massif et servir une infâme piquette
dans une carafe en cristal, je dois être con mais y a un truc qui m'échappe... En vendant un seul de leurs quarante-douze chandeliers ils auraient de quoi bouffer convenablement pendant un an...
— Ils ne voient pas les choses de cette manière, j'imagîne... L'idée de vendre un seul cure-dent de famille doit leur sembler aussi incongrue que le serait pour toi celle de servir de la macédoine en boîte à tes invités...
— Putain, c'était même pas de la bonne en plus ! J'ai vu la boîte vide dans la poubelle... C'était du Leader Price ! T'y crois, toi ? Habiter dans un château pareil avec des douves, des lustres, des milliers d'hectares et tout le bordel et bouffer du Leader Price ! Je comprends pas, là... Se faire appeler monsieur le marquis par le garde et te foutre de la mayo en tube sur de la macédoine de pauvre, je te jure, j'imprime pas...
— Allez, calme-toi... C'est pas si grave...
— Si, c'est grave, putain ! Si, c'est grave ! Qu'est-ce que ça veut dire transmettre le patrimoine à tes gamins quand t'es même pas capable de leur parler gentiment ! Nan, mais t'as vu comment il lui parle à mon Philou ? T'as vu sa petite lèvre qui se rebique, là... « Toujours dans les cartes postales, mon fils ? », sous-entendu « mon gros con de fils ? ». Je te jure, j'avais trop envie de lui foutre un coup de boule... C'est un dieu mon Philou, c'est le plus merveilleux être humain que j'aie jamais rencontré de ma vie et l'autre qui lui chie dessus, ce crétin...
— Putain, Franck, cesse de jurer, bordel, se désola Paulette.
Scotché, le roturier.
— Pff... En plus je dors à Cacahouette-les-Bains... Hé, je vous préviens que j'y vais pas à la messe demain, moi ! Tttt, rendre grâce pour quoi d'abord ? Que ce soit toi, Philou ou moi, on aurait mieux fait de se rencontrer dans un orphelinat, tiens...
— Oh, oui ! Dans la maison de mademoiselle Pony!
— De quoi ?
— Rien.
— T'y vas à la messe, toi ?
— Oui, j'aime bien...
— Et toi, mémé?
- ...
— Toi tu restes avec moi. On va leur montrer ce que c'est qu'un bon repas à ces ploucs... Puisqu'ils ont pas les moyens, on va les nourrir, nous !
— Je ne suis plus bonne à grand-chose, tu sais...
— La recette de ton pâté de Pâques, tu t'en souviens ?
— Bien sûr.
— Eh ben, ça va pas traîner, je te le dis ! À la lanterne, les aristos ! Bon, j'y vais sinon je vais me retrouver au cachot, moi...
Et le lendemain, quelle ne fut pas la surprise de Mârie-Lôrance quand elle descendit dans sa cuisine à huit heures. Franck était déjà revenu du marché et orchestrait son invisible valetaille.
Elle était estomaquée :
— Mon Dieu, mais...
— Tout va très bien Mada-meu la Marquise. Tout va très bien, très bien, trrrès bien ! chantait-il en ouvrant tous les placards. Ne vous occupez de rien, je prends le déjeuner en main...
— Et... Et mon gigot ?
— Je l'ai mis au congélateur. Dites-moi, vous n'auriez pas un chinois par hasard ?
— Pardon ?
— Non rien. Une passoire peut-être ?
— Euh... Oui, là, dans ce placard...
— Oh ! Mais c'est formidable ! s'extasia-t-il en soulevant l'engin auquel il manquait un pied. Elle est de quelle époque celle-là ? Fin du XIIe je dirais, non ?
Ils arrivèrent affamés et de bonne humeur, Jésus était revenu parmi eux, et s'installèrent autour de la table en se léchant les babines. Oups, Franck et Camille se relevèrent prestement. Ils avaient encore oublié le bénédicité...
Le paterfamilias se racla la voix :
- Bénissez-nous, Seigneur, bénissez ce repas et ceux qui l'ont préparé (clin d'œil de Philou à son marmiton) et bla bla bla et procurez du pain à ceux qui n'en ont pas...
— Amen, répondit la brochette d'adolescentes en se trémoussant.
— Puisque c'est comme ça, ajouta-t-il, nous allons faire honneur à ce merveilleux repas... Louis, allez me chercher deux bouteilles de l'oncle Hubert, s'il vous plaît...
— Oh, mon ami, vous êtes sûr ? s'inquiéta sa douce.
— Mais oui, mais oui... Et vous, Blanche, cessez de coiffer votre frère, nous ne sommes pas dans un salon de beauté que je sache...
On leur servit des asperges avec une sauce mousseline à tomber par terre puis vint le pâté de Pâques AOC Paulette Lestafier, puis un carré d'agneau rôti accompagné de tians de tomates et courgettes à la fleur de thym, puis une tarte aux fraises et fraises des bois avec sa chantilly maison.
— Et montée à l'huile de coude, s'il vous plaît...
Rarement on ne fut plus heureux autour de cette table à douze rallonges et jamais on ne rit de si bon cœur. Au bout de quelques verres, le marquis tomba la lavallière et raconta d'abracadabrantes histoires de chasse où il n'avait pas toujours le beau rôle... Franck était souvent en cuisine et Philibert assurait le service. Ils étaient parfaits.
— Ils devraient travailler ensemble... murmura Paulette à Camille, le petit bouillonnant aux fourneaux et le grand courtois en salle, ce serait épatant...
Ils prirent le café sur le perron et Blanche apporta de nouvelles mignardises avant de revenir s'asseoir sur les genoux de Philibert.
Ouf... Franck se posa enfin. Après un service comme celui-ci, il aurait bien aimé s'en rouler un petit mais hum... Il taxa plutôt Camille...
— C'est quoi ça ? lui demanda-t-elle en avisant la corbeille sur laquelle tout le monde se jetait.
— Des pets-de-nonne, ricana-t-il, c'était plus fort que moi, j'ai pas pu m'en empêcher...
Il descendit d'une marche et s'adossa contre les jambes de sa belle.
Elle posa son carnet sur sa tête.
— T'es pas bien là ? lui demanda-t-il.
— Très bien.
— Eh ben, tu devrais y réfléchir ma grosse...
— À quoi ?
— À ça. À comment on est, là maintenant...
— Je comprends rien... Tu veux que je t'épouille ?
— Ouais... Épouille-moi et je te ferai plein de billous.
— Franck... soupira-t-elle.
— Mais nan, c'était un truc symbolique ! Que je me reposais sur toi et que tu pouvais travailler sur moi. Un truc dans le genre, tu vois...