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A

— C'est sa chambre ici ?

— Non. La sienne elle est fermée...

— Pourquoi tu m'as amenée alors ?

— Je te dis, pour que tu dessines et puis...

— Et puis quoi ?

— Je sais pas, j'avais envie...

Il s'ébroua.

— Et pour le pieu, c'est pas un problème... On va mettre le matelas par terre et je dormirai sur le sommier... Ça ira, princesse ?

— Ça ira.

— T'as vu Shrek ? Le dessin animé ?

— Non, pourquoi ?

— Parce que tu me fais penser à la princesse Fiona... En moins bien roulée bien sûr...

— Bien sûr.

— Allez... Tu m'aides ? Y pèsent une tonne ces matelas-là...

— T'as raison, gémit-elle. Y a quoi là-dedans ?

— Des générations de paysans morts de fatigue.

— C'est gai...

— Tu te déshabilles pas ?

— Ben si... Je suis en pyjama, là !

— Tu gardes ton pull et tes chaussettes ?

— Oui.

— J'éteins alors ?

— Ben oui !

— Tu dors ? demanda-t-elle au bout d'un moment.

— Non.

— À quoi tu penses ?

— À rien.

— À ta jeunesse ?

— Peut-être... À rien, donc. C'est bien ce que je dis...

— C'était rien ta jeunesse ?

— Pas grand-chose en tout cas...

— Pourquoi ?

— Putain... Si on commence là-dessus, on y est encore demain matin...

— Franck ?

— Oui.

— Qu'est-ce qu'elle a ta grand-mère ?

— Elle est vieille... Elle est toute seule... Toute sa vie elle a dormi dans un bon gros lit comme celui-ci avec un matelas en— laine et un crucifix au-dessus de la tête et maintenant elle est en train de se laisser mourir dans une espèce de caisson en fer merdique...

— Elle est à l'hôpital ?

— Nan, dans une maison de retraite...

— Camille ?

— Oui?

— T'as les yeux ouverts, là ?

— Oui.

— Tu sens comme/la nuit est bien noire ici ? Comme la lune est belle ? Comme les étoiles brillent ? T'entends la maison ? Les tuyaux, le bois, les armoires, l'horloge, le feu en bas, les oiseaux, les bêtes, le vent... T'entends tout ça ?

— Oui.

— Ben elle, elle les entend plus... Sa chambre donne sur un parking toujours éclairé, elle guette le bruit métallique des chariots, les conversations des aides-soignantes, ses voisins qui râlent et leurs télés qui jacassent toute la nuit. Et... Et elle en crève...

— Mais tes parents ? Y peuvent pas s'en occuper, eux ?

— Oh Camille...

— Quoi ?

— Ne m'emmène pas par là... Dors maintenant.

— J'ai pas sommeil.

— Franck ?

— Quoi encore ?

— Y sont où tes parents ?

— J'en sais rien.

— Comment ça, t'en sais rien ?

— J'en ai pas.

— ...

— Mon père, je l'ai jamais connu... Un inconnu qui s'est vidé les burnes à Tanière d'une bagnole... Et ma mère, euh...

— Quoi ?

— Ben ma mère, elle était pas très contente qu'un connard dont elle arrivait même pu à se souvenir le nom se soit vidé les burnes comme ça... alors euh...

— Quoi ?

— Ben rien...

— Rien quoi ?

— Ben elle en voulait pas...

— Du mec ?

— Nan, du petit garçon.

— C'est ta grand-mère qui t'a élevé ?

— Ma grand-mère et mon grand-père...

— Et lui, il est mort ?

— Oui.

— Tu l'as jamais revue ?

— Camille, je te jure, arrête. Sinon, tu vas te sentir; obligée de me prendre dans tes bras après...

— Si. Vas-y. C'est un risque que je veux bien prendre...

— Menteuse.

— Tu l'as jamais revue ?

— ...

— Excuse-moi. J'arrête.

Elle l'entendit qui se retournait :

— Je... Jusqu'à l'âge de dix ans, j'ai jamais eu de ses nouvelles... Enfin, si, je recevais toujours un cadeau pour mon anniversaire et pour Noël, mais j'ai appris plus tard que c'était du pipeau. Encore une combine pour m'embrouiller la tête... Une gentille combine, mais une combine quand même... Elle ne nous écrivait jamais mais je sais que ma mémé lui envoyait ma photo d'école tous les ans... Et, une année, va savoir... Je devais être plus mignon que d'habitude... Peut-être que ce jour-là, l'instituteur m'avait repeigné ? Ou que le photographe avait sorti un Mickey en plastique pour me faire sourire ? Toujours est-il que le petit gars sur la photo lui a donné des regrets et qu'elle s'est annoncée pour venir me reprendre avec elle... Je te raconte pas le bordel... Moi qui hurlais pour rester, ma mémé qui me consolait en me répétant que c'était formidable, que j'allais enfin avoir une vraie famille et qui pouvait pas s'empêcher de chialer encore plus fort que moi en m'étouffant contre ses gros seins... Mon pépé qui ne parlait plus... Nan, je te raconte pas... T'es assez maligne pour comprendre tout ça, toi, hein ? Mais crois-moi, c'était chaud...

« Après nous avoir posé quelques lapins, elle a fini par venir. Je suis monté dans sa voiture. Elle m'a montré son mari, son autre gamin et mon nouveau lit...

« Au début, ça me plaisait vachement, ce truc-là, de dormir dans un lit superposé, et puis le soir, j'ai chialé. Je lui ai dit que je voulais retourner chez moi. Elle m'a répondu que c'était ici chez moi et qu'il fallait que je me taise sinon j'allais réveiller le petit. Cette nuit-là, et toutes les autres, j'ai pissé dans mon lit. Ça l'énervait. Elle disait : je suis sûre que tu le fais exprès, tu resteras mouillé, tant pis pour toi. C'est ta grand-mère. Elle t'a pourri le caractère. Et après je suis devenu fou.

« Jusqu'à présent, j'avais vécu dans les champs, j'allais à la pêche tous les soirs après l'école, l'hiver mon pépé m'emmenait aux champignons, à la chasse, au café... J'étais toujours dehors, toujours en bottes, toujours en train de jeter mon vélo dans les buissons pour aller apprendre le métier avec les braconniers et puis me voilà dans un HLM pourri dans une banlieue de merde, coincé entre quatre murs, une télé et un autre môme qui se récoltait toutes les douceurs... Alors j'ai pété les plombs. J'ai... Non... Peu importe... Trois mois plus tard, elle m'a remis dans le train en me répétant que j'avais tout gâché...

« T'as tout gâché, t'as tout gâché... Quand je suis monté dans la Simca de mon pépé, ça résonnait encore dans ma petite tête. Et le pire, tu vois, c'est que... — C'est que quoi ?

— C'est qu'elle m'a pété en mille morceaux, cette conne... Après ça n'a plus jamais été comme avant... J'étais plus dans l'enfance, j'en voulais plus de leurs câlins et de toute cette merde... Parce que le pire qu'elle ait fait, c'était pas tellement de revenir me prendre, le pire, c'est toutes les horreurs qu'elle m'a dit sur ma grand-mère avant de me jeter encore une fois. Comment elle m'a flingue là tête avec ses bobards... Que c'était sa mère qui l'avait forcée à m'abandonner avant de la mettre à la porte. Que elle, elle avait tout fait pour m'emmener avec elle mais qu'ils avaient sorti le fusil et tout ça...

— C'était des conneries ?

— Bien sûr... Mais je le savais pas, moi, à ce moment-là... Je ne comprenais plus rien et puis, peut-être que j'avais envie de la croire aussi ? Peut-être bien que ça m'arrangeait de penser qu'on nous avait séparés de force et que si mon pépé n'avait pas sorti son tromblon, j'aurais eu la même vie que tout le monde et que personne ne m'aurait traité de fils de pute derrière l'église... Ta mère, c'est une putain qu'y disaient et toi, t'es qu'un bâtard. Des mots que je ne comprenais même pas... Pour moi, un bâtard, c'était du pain... Un vrai couillon, je te dis...

— Et après ?

— Après je suis devenu un sale cpn... J'ai fait tout; ce que j'ai pu pour me venger... Pour les faire payer de m'avoir privé d'une maman si gentille...

Il ricanait.

— J'ai bien réussi... J'ai fumé les gauloises de mon pépé, volé dans le porte-monnaie des courses, foutu l! bordel au collège, je me suis fait renvoyer et j'ai passé le plus clair de mon temps assis sur une mob ou dans les arrière-salles des cafés à monter des coups et tripoter les filles... De ces mochetés... T'aurais même pas idée... J'étais le caïd. Le meilleur. Le roi des merdeux...

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