— Comment une fille qui a un si petit cul peut avoir une si grande bouche ? Tu m'étonneuras toujours, toi...
Les autres ronchonnèrent à tort et à travers et se dispersèrent mollement. Pour Samia, elle s'en fichait. Pour Carine, c'était plus dur... Elle l'aimait bien, elle... Carine qui s'appelait Rachida en vrai, qui n'aimait pas son prénom et léchait le cul d'une facho. Elle irait loin, cette petite...
À partir de ce jour, la donne changea. Le travail était toujours aussi con et l'ambiance devint nauséabonde. Ça faisait beaucoup, tout ça...
Camille avait perdu des relations de travail mais était peut-être en train de gagner une amie... Mamadou l'attendait devant la bouche de métro et faisait équipe avec elle. Elle lui tenait le manche pendant qu'elle bossait pour deux. Non pas que l'autre y mît de la mauvaise volonté, mais vraiment, sincèrement, tout bêtement, elle était beaucoup trop grosse pour être efficace. Ce qui lui prenait un quart d'heure, Camille le torchait en deux minutes, et en plus, elle avait mal partout. Sans chiqué. Sa pauvre carcasse n'en pouvait plus de supporter tout ça : des cuisses monstrueuses, des seins énormes et un cœur plus gros encore. Ça regimbait là-dessous et c'était bien normal.
— Il faut que tu maigrisses Mamadou...
— C'est ça... Et toi ? Quand est-ce que tu viens manger le mafé poulet à la maison ? lui rétorquait-elle à chaque fois.
Camille lui avait proposé un marché : je bosse mais tu me fais la conversation.
Elle était loin de se douter que cette petite phrase la mènerait si loin... L'enfance au Sénégal, la mer, la poussière, les petites chèvres, les oiseaux, la misère, ses neuf frères et sœurs, le vieux Père blanc qui sortait son œil de verre pour les faire rire, l'arrivée en France en 72 avec son frère Léopold, les poubelles, son mariage raté, son mari gentil quand même, ses gosses, sa belle-sœur qui passait ses après-midi à Tati pendant qu'elle se tapait tout le boulot, l'autre qui avait encore fait caca, mais dans l'escalier cette fois, la fête souvent, les emmerdes, sa cousine germaine qui s'appelait Germaine et qui s'était pendue l'année dernière en laissant deux petites jumelles adorables, les dimanches après-midi dans la cabine téléphonique, les pagnes hollandais, les recettes de cuisine et un million d'autres images dont Camille ne se lassait jamais. Plus besoin de lire Courrier International, Senghor ou l'édition Seine-Saint-Denis du Parisien, il suffisait de frotter un peu plus fort et d'ouvrir grand les oreilles. Et quand Josy passait — c'était rare — Mamadou se baissait, donnait un petit coup de chiffon sur le sol et attendait que l'odeur soit repartie pour se relever.
Confidence après confidence, Camille osa des questions plus indiscrètes. Sa collègue lui racontait des choses affreuses, ou du moins qui lui semblaient affreuses, avec une nonchalance désarmante.
— Mais comment tu t'organises ? Comment tu tiens ? Comment tu y arrives ? C'est l'enfer ces horaires...
— Ta ta ta... Parle pas deu ce que tu connais pas. L'Enfer, c'est bien pire que ça, va... L'Enfer, c'est quand tu peux plus voir les gens que t'aimes... Tout le reste ça compte pas... Dis tu veux pas que j'aille te chercher des chiffons propres ?
— Tu peux sûrement trouver un boulot plus près... Faut pas que tes gamins y restent tout seuls le soir, on ne sait jamais ce qui peut arriver...
— Y a ma belle-sœur.
— Mais tu me dis que tu peux pas compter sur elle...
— Des fois si...
— C'est une grosse boîte Touclean, je suis sûre que tu pourrais trouver des chantiers plus près de chez toi... Tu veux que je t'aide ? Que je demande pour toi ? Que j'écrive à la direction du personnel ? fit Camille en se relevant.
— Non. Touche à rien, malheureuse ! La Josy, elle est comme elle est, mais elle ferme les yeux sur beaucoup deu choses, tu sais... Bavarde et grosse comme je suis, j'ai déjà deu la chance d'avoir du travail... Tu te souviens deu la visite médicale à la rentrée ? L'autre imbécile, le petit docteur... Il a voulu me chicaner parce que mon cœur il était trop noyé sous trop deu graisse ou je ne sais pas quoi... Eh ben, c'est elle qui m'a arrangé mon affaire, alors faut toucher à rien, je teu dis...
— Attends... On parle bien de la même, là ? De l'abrutie qu'est toujours en train de te traiter comme si t'étais la dernière des merdes ?
— Mais oui, on parle deu la même ! fit Mamadou en riant. J'en connais qu'une. Et heureusement dis donc !
— Mais tu viens de lui cracher dessus !
— Où t'as vu ça, toi ? se fâcha-t-elle, j'ai pas craché sur elle ! Je me permettrais pas dis donc...
Camille vida la déchiqueteuse en silence. La vie était un drôle de nuancier quand même...
— En tout cas, c'est gentil. T'es une gentille, toi... Il faut que tu viennes à la maison un soir pour que mon frère te fasse venir une belle vie avec un amour définitif et beaucoup d'enfants.
— Pff...
— Quoi, « pff » ? T'en voudrais pas des enfants ?
— Non.
— Dis pas ça, Camille. Tu vas faire venir le mauvais sort...
— Il est déjà venu...
Elle la dévisagea méchamment :
— Tu devrais avoir honte deu parler comme ça... T'as du travail, une maison, deux bras, deux jambes, un pays, un amoureux...
— Pardon ?
— Ah ! Ah ! exulta-t-elle, tu crois que je t'ai pas vue avec Nourdine en bas ? Toujours à lui flatter son gros chien, là... Tu crois que mes yeux y sont noyés dans deu la graisse aussi ?
Et Camille se mit à rougir.
Pour lui faire plaisir.
Nourdine qui était survolté ce soir-là et encore plus boudiné que d'habitude dans sa combinaison de justicier. Nourdine qui excitait son chien et se prenait pour l'inspecteur Harry...
— Ben qu'est-ce qui se passe, lui demanda Mamadou, pourquoi qu'y grogne comme ça ton veau ?
— Je sais pas ce que c'est, mais y a quequechose qui tourne pas rond.... Restez pas là, les filles. Restez pas par ici...
Ah ! Il était heureux là.... Il ne lui manquait plus que les Ray-Ban et la kalachnikov...
— Restez pas là, je vous dis !
— Hé, calme-toi, lui répondit-elle, te mets pas dans des états pareils...
— Laisse-moi faire mon travail, la grosse ! Je viens pas te dire comment tenir ton balai, moi !
Hum... Chassez le naturel...
Camille fit semblant de prendre le métro avec elle puis remonta les marches en empruntant l'autre sortie. Elle fit deux fois le tour du pâté de maisons et finit par les trouver dans le renfoncement d'un magasin de chaussures. Il était assis, dos à la vitrine et son chien dormait sur ses jambes.
— Ça va ? demanda-t-elle, désinvolte.
Il leva les yeux et mit un moment avant de la reconnaître :
— C'est toi ?
— Oui.
— Les provisions aussi ?
— Oui.
— Ben merci...
— ...
— Il est armé l'autre dingue ?
— J'en sais rien...
— Bon, ben... Salut...
— Je peux te montrer un endroit pour dormir si tu veux...
— Un squat ?
— Un genre...
— Y a qui dedans ?
— Personne...
— C'est loin ?
— Près de la tour Eiffel...
— Non.
— Comme tu voudras...
Elle n'avait pas avancé de trois pas qu'on entendit la sirène des flics qui s'arrêtaient devant un Nourdine surexcité. Il la rattrapa à la hauteur du boulevard :
— Tu demandes quoi en échange ?
— Rien.
Plus de métro. Ils marchèrent jusqu'à l'arrêt du Noc-tambus.
— Passe devant et laisse-moi ton chien... Toi, il te laissera pas monter avec... Comment il s'appelle ?
— Barbès...
— C'est là que je l'ai trouvé...
— Ah, ouais, comme Paddington...
Elle le prit dans ses bras et fit un grand sourire au chauffeur qui n'en avait rien à carrer.
Ils se rejoignirent au fond :
— C'est quoi comme race ?
— On est obligé de faire la conversation aussi ?
— Non.
— J'ai remis un cadenas mais c'est symbolique... Tiens, prends la clef. La perds pas surtout, j'en ai qu'une...