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— Si. À La Coupole. Moi, j'adore cet endroit... On n'y va pas pour manger, on y va pour le décor, poui l'ambiance, pour les gens et pour être ensemble...

— Ça veut dire quoi « on n'y va pas pour manger »? c'est la meilleure, ça !

— Eh ben si tu ne veux pas nous accompagner, tant pis, mais moi j'invite Philibert. Considérez tous les deux que c'est mon premier caprice de l'année !

— On n'aura pas de place...

— Mais si ! On attendra au bar sinon...

— Et la bibliothèque de Monsieur le Marquis ? C'est moi qui me la fade jusque là-bas ?

— On n'a qu'à la laisser à la consigne et on la récupérera au retour...

— Ben voyons... Merde, Philou ! Dis quelque chose !

— Franck ?

— Oui.

— J'ai six sœurs...

— Et alors ?

— Alors je te le dis le plus simplement du monde : abandonne. Ce que femme veut, Dieu le veut...

— Qui c'est qui dit ça ?

— La sagesse populaire...

— Et voilà ! Ça recommence ! Vous faites chier tous les deux avec vos citations...

Il se calma quand elle cala son autre bras sous le sien et, sur le boulevard Montparnasse, les badauds s'écartèrent pour les laisser passer.

De dos, ils étaient très mignons...

À gauche, le grand maigre avec sa pelisse Retraite de Russie, à droite, le petit râblé avec son blouson Lucky Strike et au milieu, une jeune fille qui pépiait, riait, sautillait et rêvait en secret d'être soulevée du sol et de les entendre dire : « À la une ! À la deux ! À la trois ! Yooouuuh... »

Elle les serrait le plus fort possible. Tout son équilibre était là aujourd'hui. Ni devant, ni derrière, mais là. Juste là. Entre ces deux coudes débonnaires...

Le grand maigre penchait légèrement la tête et le petit râblé enfonçait ses poings dans ses poches usées.

Tous les deux, et sans en être aussi conscients, pensaient exactement la même chose : nous trois, ici, maintenant, affamés, ensemble, et que vogue la galère...

Pendant les dix premières minutes, Franck fut exécrable, critiquant tour à tour, la carte, les prix, le service, le bruit, les touristes, les Parisiens, les Américains, les fumeurs, les non-fumeurs, les tableaux, les homards, sa voisine, son couteau et la statue immonde qui allait sûrement lui couper l'appétit.

Camille et Philibert se marraient.

Après une coupe de Champagne, deux verres de chablis et six huîtres, il la boucla enfin.

Philibert, qui n'avait pas l'habitude de boire, riait bêtement et sans raison. À chaque fois qu'il reposait son verre, il s'essuyait la bouche et imitait le curé de son village en se lançant dans des sermons mystiques et torturés avant de conclure : « Aaa-men, aaah que je suis heureux d'être avec vous... » Pressé par les deux autres, il leur donna des nouvelles de son petit royaume humide, de sa famille, des inondations, du réveillon chez les cousins intégristes et leur expliqua, au passage nombre d'usages et coutumes hallucinantes avec un humour pince-sans-rire qui les enchanta.

Franck, surtout, écarquillait les yeux et répétait « non ? » « non ! » « non... » toutes les dix secondes :

— Tu dis qu'ils sont fiancés depuis deux ans et qu'ils n'ont jamais... Arrête... J'y crois pas...

— Tu devrais faire du théâtre, le pressait Camille, je suis sûr que tu serais un excellent show man... Tu connais tellement de mots et tu racontes les choses avec tellement d'esprit... Tellement de distance... Tu devrais raconter le charme azimuté de vieille noblesse française ou quelque chose dans ce goût-là...

— Tu... tu crois ?

— J'en suis sûre ! Hein Franck ? Mais... tu ne m'avais pas parlé d'une fille au musée qui voulait t'emmener à ses cours ?

— C'est... c'est exact... mais, mais je bé... bégaye trop...

— Non, quand tu racontes, tu parles normalement...

— Vou... vous croyez ?

— Oui. Allez ! C'est ta bonne résolution de l'année ! trinqua Franck. Sur les planches, Monseigneur ! Et te plains pas, hein, parce que la tienne, elle est pas difficile à tenir...

Camille décortiquait leurs crabes, brisait pattes, pinces et carapaces et leur préparait de merveilleuses tartines. Depuis toute petite, elle adorait les plateaux de fruits de mer parce qu'il y avait toujours beaucoup à s'occuper et peu à manger. Avec une montagne de glace pilée entre elle et ses interlocuteurs, elle pouvait donner le change pendant tout un repas sans qu'on s'en mêle ou qu'on l'embête. Et, ce soir encore, alors qu'elle était déjà en train de héler le garçon pour une autre bouteille, elle était loin d'avoir honoré sa part. Elle s'était rincé les doigts, avait attrapé une tartine de pain de seigle et s'était adossée contre la banquette en fermant les yeux.

Clic clac.

Plus personne ne bouge.

Moment suspendu.

Bonheur.

Franck racontait des histoires de carburateur à Philibert qui l'écoutait patiemment, prouvant, une fois encore, son éducation parfaite et sa grande bonté d'âme :

— Certes, 89 euros c'est une somme, opinait-il gravement, et... qu'en pense ton ami le... Le gros...

— Le gros Titi ?

— Oui !

— Oh ben, tu sais, Titi, il s'en fout, lui... Des joints de culasse comme ça, il en a tant qu'il veut...

— Évidemment, répondit-il, sincèrement désolé, le gros Titi, c'est le gros Titi...

Il ne se moquait pas. Pas la moindre ironie là-dessous. Le gros Titi, c'était le gros Titi et puis voilà.

Camille demanda qui voulait bien partager des crêpes flambées avec elle. Philibert préférait un sorbet et Franck prit ses précautions :

— Attends... T'es quel genre de nana, toi ? Celles qui disent on partage et qui se goinfrent tout en papillotant des cils ? Celles qui disent on partage et qui chipotent le nez du gâteau ? Ou celles qui disent on partage et qui partagent vraiment ?

— Commande et tu le sauras...

— Mmmm, c'est délicieux...

— Nan, elles sont réchauffées, trop épaisses et y a trop de beurre... Je t'en ferai un jour et tu verras la différence...

— Quand tu veux...

— Quand tu seras sage.

Philibert sentait bien que le vent avait tourné, mais il ne voyait pas trop dans quel sens.

Il n'était pas le seul.

Et c'était ça qui était amusant...

Puisque Camille insistait et que ce que femme veut, etc., ils parlèrent d'argent : Qui payerait quoi, quand et comment ? Qui ferait les courses ? Combien d'étrennes pour la concierge ? Quels noms sur la boîte aux lettres ? Est-ce qu'on installait une ligne de téléphone et est-ce qu'on se laissait impressionner par les lettres excédées du Trésor public à propos de la redevance ? Et le ménage ? chacun sa chambre, OK, mais pourquoi c'était toujours elle ou Philou qui se tapaient la cuisine et la salle de bains ? À propos de la salle de bains, il faudrait une poubelle, je m'en charge... Toi Franck, pense à recycler tes canettes et ouvre la fenêtre de ta chambre de temps en temps sinon on va tous attraper des bêtes... Les chiottes idem. Prière de baisser la lunette et quand y a plus de PQ, dites-le. Et puis on pourrait se payer un aspirateur potable quand même... Le balai Bissel de la guerre de 14, ça va un moment... Euh... Quoi encore ?

— Alors mon Philou, tu comprends maintenant quand je te disais de ne pas laisser une fille s'installer chez toi ? Tu vois ce que je voulais dire ? Tu vois un peu le bordel ? Et attends, c'est qu'un début...

Philibert Marquet de La Durbellière souriait. Non, il ne voyait pas. Il venait de passer quinze jours humiliants sous le regard exaspéré de son père qui n'arrivait plus à cacher son désaveu. Un premier-né qui ne s'intéressait ni aux fermages, ni aux bois, ni aux filles, ni à la finance et encore moins à son rang social. Un incapable, un grand bêta qui vendait des cartes postales pour l'État et bégayait quand sa petite sœur lui demandait de lui passer le sel. Le seul héritier du nom et même pas fichu de garder un peu de prestance quand il s'adressait au garde-chasse. Non, il n'avait pas mérité ça, grinçait-il chaque matin en le surprenant à quatre pattes dans la chambre de Blanche en train de jouer au baigneur avec elle...

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