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Cependant les hôtes du comte, qui s’aperçurent, à la froideur imperceptible de l’entretien, que les deux amis brûlaient du désir de se trouver seuls, commencèrent à préparer, avec tout cet art et cette politesse d’autrefois, leur départ, cette grave affaire des gens du grand monde, quand il y avait des gens du grand monde; mais alors un grand bruit de chiens aboyants retentit dans la cour, et plusieurs personnes dirent en même temps:

– Ah! c’est Raoul qui revient.

Athos, à ce nom de Raoul, regarda d’Artagnan, et sembla épier la curiosité que ce nom devait faire naître sur son visage. Mais d’Artagnan ne comprenait encore rien, il était mal revenu de son éblouissement. Ce fut donc presque machinalement qu’il se retourna, lorsqu’un beau jeune homme de quinze ans, vêtu simplement, mais avec un goût parfait, entra dans le salon en levant gracieusement son feutre orné de longues plumes rouges.

Cependant ce nouveau personnage, tout à fait inattendu, le frappa. Tout un monde d’idées nouvelles se présenta à son esprit, lui expliquant par toutes les sources de son intelligence le changement d’Athos, qui jusque-là lui avait paru inexplicable. Une ressemblance singulière entre le gentilhomme et l’enfant lui expliquait le mystère de cette vie régénérée. Il attendit, regardant et écoutant.

– Vous voici de retour, Raoul? dit le comte.

– Oui, monsieur, répondit le jeune homme avec respect, et je me suis acquitté de la commission que vous m’aviez donnée.

– Mais qu’avez-vous, Raoul? dit Athos avec sollicitude, vous êtes pâle et vous paraissez agité.

– C’est qu’il vient, monsieur, répondit le jeune homme, d’arriver un malheur à notre petite voisine.

– À mademoiselle de La Vallière? dit vivement Athos.

– Quoi donc? demandèrent quelques voix.

– Elle se promenait avec sa bonne Marceline dans l’enclos où les bûcherons équarrissent leurs arbres, lorsqu’en passant à cheval je l’ai aperçue et me suis arrêté. Elle m’a aperçu à son tour, et, en voulant sauter du haut d’une pile de bois où elle était montée, le pied de la pauvre enfant est tombé à faux et elle n’a pu se relever. Elle s’est, je crois, foulé la cheville.

– Oh! mon Dieu! dit Athos; et madame de Saint-Rémy, sa mère, est-elle prévenue?

– Non, monsieur, madame de Saint-Rémy est à Blois, près de madame la duchesse d’Orléans. J’ai eu peur que les premiers secours fussent inhabilement appliqués, et j’accourais, monsieur, vous demander des conseils.

– Envoyez vite à Blois, Raoul! ou plutôt prenez votre cheval et courez-y vous-même.

Raoul s’inclina.

– Mais où est Louise? continua le comte.

– Je l’ai apportée jusqu’ici, monsieur, et l’ai déposée chez la femme de Charlot, qui, en attendant, lui a fait mettre le pied dans de l’eau glacée.

Après cette explication, qui avait fourni un prétexte pour se lever, les hôtes d’Athos prirent congé de lui; le vieux duc de Barbé seul, qui agissait familièrement en vertu d’une amitié de vingt ans avec la maison de La Vallière, alla voir la petite Louise, qui pleurait et qui, en apercevant Raoul, essuya ses beaux yeux et sourit aussitôt.

Alors il proposa d’emmener la petite Louise à Blois dans son carrosse.

– Vous avez raison, monsieur, dit Athos, elle sera plus tôt près de sa mère; quant à vous, Raoul, je suis sûr que vous avez agi étourdiment et qu’il y a de votre faute.

– Oh! non, non, monsieur, je vous le jure! s’écria la jeune fille; tandis que le jeune homme pâlissait à l’idée qu’il était peut-être la cause de cet accident…

– Oh! monsieur, je vous assure… murmura Raoul.

– Vous n’en irez pas moins à Blois, continua le comte avec bonté, et vous ferez vos excuses et les miennes à madame de Saint-Rémy, puis vous reviendrez.

Les couleurs reparurent sur les joues du jeune homme; il reprit, après avoir consulté des yeux le comte, dans ses bras déjà vigoureux la petite fille, dont la jolie tête endolorie et souriante à la fois posait sur son épaule, et il l’installa doucement dans le carrosse; puis, sautant sur son cheval avec l’élégance et l’agilité d’un écuyer consommé, après avoir salué Athos et d’Artagnan, il s’éloigna rapidement, accompagnant la portière du carrosse, vers l’intérieur duquel ses yeux restèrent constamment fixés.

XVI. Le château de Bragelonne

D’Artagnan était resté pendant toute cette scène le regard effaré, la bouche presque béante, il avait si peu trouvé les choses selon ses prévisions, qu’il en était resté stupide d’étonnement.

Athos lui prit le bras et l’emmena dans le jardin.

– Pendant qu’on nous prépare à souper, dit-il en souriant, vous ne serez point fâché, n’est-ce pas, mon ami, d’éclaircir un peu tout ce mystère qui vous fait rêver?

– Il est vrai, monsieur le comte, dit d’Artagnan, qui avait senti peu à peu Athos reprendre sur lui cette immense supériorité d’aristocrate qu’il avait toujours eue.

Athos le regarda avec son doux sourire.

– Et d’abord, dit-il, mon cher d’Artagnan, il n’y a point ici de monsieur le comte. Si je vous ai appelé chevalier, c’était pour vous présenter à mes hôtes, afin qu’ils sussent qui vous étiez; mais, pour vous, d’Artagnan, je suis, je l’espère, toujours Athos, votre compagnon, votre ami. Préférez-vous le cérémonial parce que vous m’aimez moins?

– Oh! Dieu m’en préserve! dit le Gascon avec un de ces loyaux élans de jeunesse qu’on retrouve si rarement dans l’âge mûr.

– Alors revenons à nos habitudes, et, pour commencer, soyons francs. Tout vous étonne ici?

– Profondément.

– Mais ce qui vous étonne le plus, dit Athos en souriant, c’est moi, avouez-le.

– Je vous l’avoue.

– Je suis encore jeune, n’est-ce pas, malgré mes quarante-neuf ans, je suis reconnaissable encore?

– Tout au contraire, dit d’Artagnan tout prêt à outrer la recommandation de franchise que lui avait faite Athos, c’est que vous ne l’êtes plus du tout.

– Ah! je comprends, dit Athos avec une légère rougeur, tout a une fin, d’Artagnan, la folie comme autre chose.

– Puis il s’est fait un changement dans votre fortune, ce me semble. Vous êtes admirablement logé; cette maison est à vous, je présume.

– Oui; c’est ce petit bien, vous savez, mon ami, dont je vous ai dit que j’avais hésité quand j’ai quitté le service.

– Vous avez parc, chevaux, équipages.

Athos sourit.

– Le parc a vingt arpents, mon ami, dit-il; vingt arpents sur lesquels sont pris les potagers et les communs. Mes chevaux sont au nombre de deux; bien entendu que je ne compte pas le courtaud de mon valet. Mes équipages se réduisent à quatre chiens de bois, à deux lévriers et à un chien d’arrêt. Encore tout ce luxe de meute, ajouta Athos en souriant, n’est-il pas pour moi.

– Oui, je comprends, dit d’Artagnan, c’est pour le jeune homme, pour Raoul.

Et d’Artagnan regarda Athos avec un sourire involontaire.

– Vous avez deviné, mon ami! dit Athos.

– Et ce jeune homme est votre commensal, votre filleul, votre parent peut-être? Ah! que vous êtes changé, mon cher Athos!

– Ce jeune homme, répondit Athos avec calme, ce jeune homme, d’Artagnan, est un orphelin que sa mère avait abandonné chez un pauvre curé de campagne; je l’ai nourri, élevé.

– Et il doit vous être bien attaché?

– Je crois qu’il m’aime comme si j’étais son père.

– Bien reconnaissant surtout?

– Oh! quant à la reconnaissance, dit Athos, elle est réciproque, je lui dois autant qu’il me doit; et je ne le lui dis pas, à lui, mais je le dis à vous, d’Artagnan, je suis encore son obligé.

– Comment cela? dit le mousquetaire étonné.

– Eh! mon Dieu, oui! c’est lui qui a causé en moi le changement que vous voyez: je me desséchais comme un pauvre arbre isolé qui ne tient en rien sur la terre, il n’y avait qu’une affection profonde qui pût me faire reprendre racine dans la vie. Une maîtresse? j’étais trop vieux. Des amis? je ne vous avais plus là. Eh bien! cet enfant m’a fait retrouver tout ce que j’avais perdu; je n’avais plus le courage de vivre pour moi, j’ai vécu pour lui. Les leçons sont beaucoup pour un enfant, l’exemple vaut mieux. Je lui ai donné l’exemple, d’Artagnan. Les vices que j’avais, je m’en suis corrigé; les vertus que je n’avais pas, j’ai feint de les avoir. Aussi, je ne crois pas m’abuser, d’Artagnan, mais Raoul est destiné à être un gentilhomme aussi complet qu’il est donné à notre âge appauvri d’en fournir encore.

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