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Le paysan ôta son chapeau en entendant ce nom et répondit:

– Messieurs, ce bois que je charrie est à lui; je l’ai coupé dans sa futaie et je le conduis au château.

D’Artagnan ne voulut pas questionner cet homme, il lui répugnait d’entendre dire par un autre peut-être ce qu’il avait dit lui-même à Planchet.

– Le château! se dit-il à lui-même, le château! Ah! je comprends! Athos n’est pas endurant; il aura forcé, comme Porthos, ses paysans à l’appeler monseigneur et à nommer château sa bicoque: il avait la main lourde, ce cher Athos, surtout quand il avait bu.

Les bœufs avançaient lentement. D’Artagnan et Planchet marchaient derrière la voiture. Cette allure les impatienta.

– Le chemin est donc celui-ci, demanda d’Artagnan au bouvier, et; nous pouvons le suivre sans crainte de nous égarer?

– Oh! mon Dieu! oui, monsieur, dit l’homme, et vous pouvez le prendre au lieu de vous ennuyer à escorter des bêtes si lentes. Vous n’avez qu’une demi-lieue à faire et vous apercevrez un château sur la droite; on ne le voit pas encore d’ici, à cause d’un rideau de peupliers qui le cache. Ce château n’est point Bragelonne, c’est La Vallière: vous passerez outre; mais à trois portées de mousquet plus loin, une grande maison blanche, à toits en ardoises, bâtie sur un tertre ombragé de sycomores énormes, c’est le château de M. le comte de La Fère.

– Et cette demi-lieue est-elle longue? demanda d’Artagnan, car il y a lieue et lieue dans notre beau pays de France.

– Dix minutes de chemin, monsieur, pour les jambes fines de votre cheval.

D’Artagnan remercia le bouvier et piqua aussitôt; puis, troublé malgré lui à l’idée de revoir cet homme singulier qui l’avait tant aimé, qui avait tant contribué par ses conseils et par son exemple à son éducation de gentilhomme, il ralentit peu à peu le pas de son cheval et continua d’avancer la tête basse comme un rêveur.

Planchet aussi avait trouvé dans la rencontre et l’attitude de ce paysan matière à de graves réflexions. Jamais, ni en Normandie, ni en Franche-Comté, ni en Artois, ni en Picardie, pays qu’il avait particulièrement habités, il n’avait rencontré chez les villageois cette allure facile, cet air poli, ce langage épuré. Il était tenté de croire qu’il avait rencontré quelque gentilhomme, frondeur comme lui, qui, pour cause politique, avait été forcé comme lui de se déguiser.

Bientôt, au détour du chemin, le château de La Vallière, comme l’avait dit le bouvier, apparut aux yeux des voyageurs; puis à un quart de lieue plus loin environ, la maison blanche encadrée dans ses sycomores, se dessina sur le fond d’un massif d’arbres épais que le printemps poudrait d’une neige de fleurs.

À cette vue d’Artagnan, qui d’ordinaire s’émotionnait peu, sentit un trouble étrange pénétrer jusqu’au fond de son cœur, tant sont puissants pendant tout le cours de la vie ces souvenirs de jeunesse. Planchet, qui n’avait pas les mêmes motifs d’impression, interdit de voir son maître si agité, regardait alternativement d’Artagnan et la maison.

Le mousquetaire fit encore quelques pas en avant et se trouva en face d’une grille travaillée avec le goût qui distingue les fontes de cette époque.

On voyait par cette grille des potagers tenus avec soin, une cour assez spacieuse dans laquelle piétinaient plusieurs chevaux de main tenus par des valets en livrées différentes, et un carrosse attelé de deux chevaux du pays.

– Nous nous trompons, ou cet homme nous a trompés, dit d’Artagnan, ce ne peut être là que demeure Athos. Mon Dieu! serait-il mort, et cette propriété appartiendrait-elle à quelqu’un de son nom? Mets pied à terre, Planchet, et va t’informer; j’avoue que pour moi je n’en ai pas le courage.

Planchet mit pied à terre.

– Tu ajouteras, dit d’Artagnan, qu’un gentilhomme qui passe désire avoir l’honneur de saluer M. le comte de La Fère, et si tu es content des renseignements, eh bien! alors nomme-moi.

Planchet, traînant son cheval par la bride, s’approcha de la porte, fit retentir la cloche de la grille, et aussitôt un homme de service, aux cheveux blanchis, à la taille droite malgré son âge, vint se présenter et reçut Planchet.

– C’est ici que demeure M. le comte de La Fère? demanda Planchet.

– Oui, monsieur, c’est ici, répondit le serviteur à Planchet, qui ne portait pas de livrée.

– Un seigneur retiré du service, n’est-ce pas?

– C’est cela même.

– Et qui avait un laquais nommé Grimaud, reprit Planchet, qui, avec sa prudence habituelle, ne croyait pas pouvoir s’entourer de trop de renseignements.

– M. Grimaud est absent du château pour le moment, dit le serviteur commençant à regarder Planchet des pieds à la tête, peu accoutumé qu’il était à de pareilles interrogations.

– Alors, s’écria Planchet radieux, je vois bien que c’est le même comte de La Fère que nous cherchons. Veuillez m’ouvrir alors, car je désirais annoncer à M. le comte que mon maître, un gentilhomme de ses amis, est là qui voudrait le saluer.

– Que ne disiez-vous cela plus tôt! dit le serviteur en ouvrant la grille. Mais votre maître, où est-il?

– Derrière moi, il me suit.

Le serviteur ouvrit la grille et précéda Planchet, lequel fit signe à d’Artagnan, qui, le cœur plus palpitant que jamais, entra à cheval dans la cour.

Lorsque Planchet fut sur le perron, il entendit une voix sortant d’une salle basse et qui disait:

– Eh bien! où est-il, ce gentilhomme, et pourquoi ne pas le conduire ici?

Cette voix, qui parvint jusqu’à d’Artagnan, réveilla dans son cœur mille sentiments, mille souvenirs qu’il avait oubliés. Il sauta précipitamment à bas de son cheval, tandis que Planchet, le sourire sur les lèvres, s’avançait vers le maître du logis.

– Mais je connais ce garçon-là, dit Athos en apparaissant sur le seuil.

– Oh! oui, monsieur le comte, vous me connaissez, et moi aussi je vous connais bien. Je suis Planchet, monsieur le comte, Planchet, vous savez bien…

Mais l’honnête serviteur ne put en dire davantage, tant l’aspect inattendu du gentilhomme l’avait saisi.

– Quoi! Planchet! s’écria Athos. M. d’Artagnan serait-il donc ici?

– Me voici, ami! me voici, cher Athos, dit d’Artagnan en balbutiant et presque chancelant.

À ces mots une émotion visible se peignit à son tour sur le beau visage et les traits calmes d’Athos. Il fit deux pas rapides vers d’Artagnan sans le perdre du regard et le serra tendrement dans ses bras. D’Artagnan, remis de son trouble, l’étreignit à son tour avec une cordialité qui brillait en larmes dans ses yeux…

Athos le prit alors par la main, qu’il serrait dans les siennes, et le mena au salon, où plusieurs personnes étaient réunies. Tout le monde se leva.

– Je vous présente, dit Athos, monsieur le chevalier d’Artagnan, lieutenant aux mousquetaires de Sa Majesté, un ami bien dévoué, et l’un des plus braves et des plus aimables gentilshommes que j’aie jamais connus.

D’Artagnan, selon l’usage, reçut les compliments des assistants, les rendit de son mieux, prit place au cercle, et, tandis que la conversation interrompue un moment redevenait générale, il se mit à examiner Athos.

Chose étrange! Athos avait vieilli à peine. Ses beaux yeux, dégagés de ce cercle de bistre que dessinent les veilles et l’orgie, semblaient plus grands et d’un fluide plus pur que jamais; son visage, un peu allongé, avait gagné en majesté ce qu’il avait perdu d’agitation fébrile; sa main, toujours admirablement belle et nerveuse, malgré la souplesse des chairs, resplendissait sous une manchette de dentelles, comme certaines mains de Titien et de Van Dick; il était plus svelte qu’autrefois; ses épaules, bien effacées et larges, annonçaient une vigueur peu commune; ses longs cheveux noirs, parsemés à peine de quelques cheveux gris, tombaient élégants sur ses épaules, et ondulés comme par un pli naturel; sa voix était toujours fraîche comme s’il n’eût eu que vingt-cinq ans, et ses dents magnifiques, qu’il avait conservées blanches et intactes, donnaient un charme inexprimable à son sourire.

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