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Mais d’Artagnan arrêta cette main, et d’une voix rauque:

– Attends! dit-il.

Jamais d’Artagnan n’avait tutoyé ni Athos ni le comte de La Fère.

Athos s’arrêta.

D’Artagnan s’appuya sur Athos, fit signe à Porthos et à Aramis de ne pas s’éloigner, et vint se placer derrière l’homme aux bras nus, qui riait encore de son infâme plaisanterie et que félicitaient quelques autres furieux.

Cet homme s’achemina vers la Cité. D ’Artagnan, toujours appuyé sur Athos, le suivit en faisant signe à Porthos et à Aramis de les suivre eux-mêmes.

L’homme aux bras nus, qui semblait un garçon boucher, descendit avec deux compagnons par une petite rue rapide et isolée qui donnait sur la rivière.

D’Artagnan avait quitté le bras d’Athos et marchait derrière l’insulteur.

Arrivés près de l’eau, ces trois hommes s’aperçurent qu’ils étaient suivis, s’arrêtèrent, et, regardant insolemment les Français, échangèrent quelques lazzi entre eux.

– Je ne sais pas l’anglais, Athos, dit d’Artagnan, mais vous le savez, vous, et vous m’allez servir d’interprète.

Et à ces mots, doublant le pas, ils dépassèrent les trois hommes. Mais se retournant tout à coup, d’Artagnan marcha droit au garçon boucher, qui s’arrêta, et le touchant à la poitrine du bout de son index:

– Répétez-lui ceci, Athos, dit-il à son ami: «Tu as été lâche, tu as insulté un homme sans défense, tu as souillé la face de ton roi, tu vas mourir!…»

Athos, pâle comme un spectre et que d’Artagnan tenait par le poignet, traduisit ces étranges paroles à l’homme, qui, voyant ces préparatifs sinistres et l’œil terrible de d’Artagnan, voulut se mettre en défense. Aramis, à ce mouvement, porta la main à son épée.

– Non, pas de fer, pas de fer! dit d’Artagnan, le fer est pour les gentilshommes.

Et, saisissant le boucher à la gorge:

– Porthos, dit d’Artagnan, assommez-moi ce misérable d’un seul coup de poing.

Porthos leva son bras terrible, le fit siffler en l’air comme la branche d’une fronde, et la masse pesante s’abattit avec un bruit sourd sur le crâne du lâche, qu’elle brisa.

L’homme tomba comme tombe un bœuf sous le marteau.

Ses compagnons voulurent crier, voulurent fuir, mais la voix manqua à leur bouche, et leurs jambes tremblantes se dérobèrent sous eux.

– Dites-leur encore ceci, Athos, continua d’Artagnan: «Ainsi mourront tous ceux qui oublient qu’un homme enchaîné est une tête sacrée, qu’un roi captif est deux fois le représentant du Seigneur.»

Athos répéta les paroles de d’Artagnan.

Les deux hommes, muets et les cheveux hérissés, regardèrent le corps de leur compagnon qui nageait dans des flots de sang noir; puis, retrouvant à la fois la voix et les forces, ils s’enfuirent avec un cri et en joignant les mains.

– Justice est faite! dit Porthos en s’essuyant le front.

– Et maintenant, dit d’Artagnan à Athos, ne doutez point de moi et tenez-vous tranquille, je me charge de tout ce qui regarde le roi.

LXIX. White-Hall

Le parlement condamna Charles Stuart à mort, comme il était facile de le prévoir. Les jugements politiques sont toujours de vaines formalités, car les mêmes passions qui font accuser font condamner aussi. Telle est la terrible logique des révolutions.

Quoique nos amis s’attendissent à cette condamnation, elle les remplit de douleur. D’Artagnan, dont l’esprit n’avait jamais plus de ressources que dans les moments extrêmes, jura de nouveau qu’il tenterait tout au monde pour empêcher le dénouement de la sanglante tragédie. Mais par quels moyens? C’est ce qu’il n’entrevoyait que vaguement encore. Tout dépendrait de la nature des circonstances. En attendant qu’un plan complet pût être arrêté, il fallait à tout prix, pour gagner du temps, mettre obstacle à ce que l’exécution eût lieu le lendemain ainsi que les juges en avaient décidé. Le seul moyen, c’était de faire disparaître le bourreau de Londres.

Le bourreau disparu, la sentence ne pouvait être exécutée. Sans doute on enverrait chercher celui de la ville la plus voisine de Londres, mais cela faisait gagner au moins un jour, et un jour en pareil cas, c’est le salut peut-être! D’Artagnan se chargea de cette tâche plus que difficile.

Une chose non moins essentielle, c’était de prévenir Charles Stuart qu’on allait tenter de le sauver, afin qu’il secondât autant que possible ses défenseurs, ou que du moins il ne fit rien qui pût contrarier leurs efforts. Aramis se chargea de ce soin périlleux. Charles Stuart avait demandé qu’il fût permis à l’évêque Juxon de le visiter dans sa prison de White-Hall. Mordaunt était venu chez l’évêque ce soir-là même pour lui faire connaître le désir religieux exprimé par le roi, ainsi que l’autorisation de Cromwell. Aramis résolut d’obtenir de l’évêque, soit par la terreur, soit par la persuasion, qu’il le laissât pénétrer à sa place et revêtu de ses insignes sacerdotaux, dans le palais de White-Hall.

Enfin, Athos se chargea de préparer, à tout événement, les moyens de quitter l’Angleterre en cas d’insuccès comme en cas de réussite.

La nuit étant venue, on se donna rendez-vous à l’hôtel à onze heures, et chacun se mit en route pour exécuter sa dangereuse mission.

Le palais de White-Hall était gardé par trois régiments de cavalerie et surtout par les inquiétudes incessantes de Cromwell, qui allait, venait, envoyait ses généraux ou ses agents.

Seul et dans sa chambre habituelle, éclairée par la lueur de deux bougies, le monarque condamné à mort regardait tristement le luxe de sa grandeur passée, comme on voit à la dernière heure l’image de la vie plus brillante et plus suave que jamais.

Parry n’avait point quitté son maître, et depuis sa condamnation n’avait point cessé de pleurer.

Charles Stuart, accoudé sur une table, regardait un médaillon sur lequel étaient, près l’un de l’autre, les portraits de sa femme et de sa fille. Il attendait d’abord Juxon; puis après Juxon, le martyre.

Quelquefois sa pensée s’arrêtait sur ces braves gentilshommes français qui déjà lui paraissaient éloignés de cent lieues, fabuleux, chimériques, et pareils à ces figures que l’on voit en rêve et qui disparaissent au réveil.

C’est qu’en effet parfois Charles se demandait si tout ce qui venait de lui arriver n’était pas un rêve ou tout au moins le délire de la fièvre.

À cette pensée, il se levait, faisait quelques pas comme pour sortir de sa torpeur, allait jusqu’à la fenêtre; mais aussitôt au-dessous de la fenêtre il voyait reluire les mousquets des gardes. Alors il était forcé de s’avouer qu’il était bien réveillé et que son rêve sanglant était bien réel.

Charles revenait silencieux à son fauteuil, s’accoudait de nouveau à la table, laissait retomber sa tête sur sa main, et songeait.

– Hélas! disait-il en lui-même, si j’avais au moins pour confesseur une de ces lumières de l’Église dont l’âme a sondé tous les mystères de la vie, toutes les petitesses de la grandeur, peut-être sa voix étoufferait-elle la voix qui se lamente dans mon âme! Mais j’aurai un prêtre à l’esprit vulgaire, dont j’ai brisé, par mon malheur, la carrière et la fortune. Il me parlera de Dieu et de la mort comme il en a parlé à d’autres mourants, sans comprendre que ce mourant royal laisse un trône à l’usurpateur quand ses enfants n’ont plus de pain.

Puis, approchant le portrait de ses lèvres, il murmurait tour à tour et l’un après l’autre le nom de chacun de ses enfants.

Il faisait, comme nous l’avons dit, une nuit brumeuse et sombre. L’heure sonnait lentement à l’horloge de l’église voisine. Les pâles clartés des deux bougies semaient dans cette grande et haute chambre des fantômes éclairés d’étranges reflets. Ces fantômes c’étaient les aïeux du roi Charles qui se détachaient de leurs cadres d’or; ces reflets c’étaient les dernières lueurs bleuâtres et miroitantes d’un feu de charbon qui s’éteignait.

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