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La haine dans les yeux, l’écume à la bouche, le poing tendu, Mordaunt avait fait un pas de plus, un pas terrible et menaçant vers de Winter.

Celui-ci porta la main à son épée, et dit avec le sourire de l’homme qui depuis trente ans joue avec la mort:

– Voulez-vous m’assassiner, monsieur? alors je vous reconnaîtrai pour mon neveu, car vous êtes bien le fils de votre mère.

– Non, répliqua Mordaunt en forçant toutes les fibres de son visage, tous les muscles de son corps à reprendre leur place et à s’effacer; non, je ne vous tuerai pas, en ce moment du moins: car sans vous je ne découvrirais pas les autres. Mais quand je les connaîtrai, tremblez, monsieur; j’ai poignardé le bourreau de Béthune, je l’ai poignardé sans pitié, sans miséricorde, et c’était le moins coupable de vous tous.

À ces mots, le jeune homme sortit, et descendit l’escalier avec assez de calme pour n’être pas remarqué; puis sur le palier inférieur il passa devant Tony, penché sur la rampe et n’attendant qu’un cri de son maître pour monter près de lui.

Mais de Winter n’appela point: écrasé, défaillant, il resta debout et l’oreille tendue; puis seulement lorsqu’il eut entendu le pas du cheval qui s’éloignait, il tomba sur une chaise en disant:

– Mon Dieu! je vous remercie qu’il ne connaisse que moi.

XLIV. Paternité

Pendant que cette scène terrible se passait chez lord de Winter, Athos, assis près de la fenêtre de sa chambre, le coude appuyé sur une table, la tête inclinée sur sa main, écoutait des yeux et des oreilles à la fois Raoul qui lui racontait les aventures de son voyage et les détails de la bataille.

La belle et noble figure du gentilhomme exprimait un indicible bonheur au récit de ces premières émotions si fraîches et si pures; il aspirait les sons de cette voix juvénile qui se passionnait déjà aux beaux sentiments, comme on fait d’une musique harmonieuse. Il avait oublié ce qu’il y avait de sombre dans le passé, de nuageux dans l’avenir. On eût dit que le retour de cet enfant bien-aimé avait fait de ces craintes mêmes des espérances. Athos était heureux, heureux comme jamais il ne l’avait été.

– Et vous avez assisté et pris part à cette grande bataille, Bragelonne? disait l’ancien mousquetaire.

– Oui, monsieur.

– Et elle a été rude, dites-vous?

– M. le Prince a chargé onze fois en personne.

– C’est un grand homme de guerre, Bragelonne.

– C’est un héros, monsieur; je ne l’ai pas perdu de vue un instant. Oh! que c’est beau, monsieur, de s’appeler Condé… et de porter ainsi son nom!

– Calme et brillant, n’est-ce pas?

– Calme comme à une parade, brillant comme dans une fête. Lorsque nous abordâmes l’ennemi, c’était au pas; on nous avait défendu de tirer les premiers, et nous marchions aux Espagnols, qui se tenaient sur une hauteur, le mousqueton à la cuisse. Arrivé à trente pas d’eux, le prince se retourna vers les soldats: «Enfants, dit-il, vous allez avoir à souffrir une furieuse décharge; mais, après, soyez tranquilles, vous aurez bon marché de tous ces gens.» Il se faisait un tel silence, qu’amis et ennemis entendirent ces paroles. Puis levant son épée: «Sonnez, trompettes» dit-il.

– Bien, bien!… Dans l’occasion, vous feriez ainsi, Raoul, n’est-ce pas?

– J’en doute, monsieur, car j’ai trouvé cela bien beau et bien grand. Lorsque nous fûmes arrivés à vingt pas, nous vîmes tous ces mousquetons s’abaisser comme une ligne brillante; car le soleil resplendissait sur les canons. «Au pas, enfants, au pas, dit le prince, voici le moment.»

– Eûtes-vous peur, Raoul? demanda le comte.

– Oui, monsieur, répondit naïvement le jeune homme, je me sentis comme un grand froid au cœur, et au mot de: «Feu!» qui retentit en espagnol dans les rangs ennemis, je fermai les yeux et je pensai à vous.

– Bien vrai, Raoul? dit Athos en lui serrant la main.

– Oui, monsieur. Au même instant il se fit une telle détonation, qu’on eût dit que l’enfer s’ouvrait et ceux qui ne furent pas tués sentirent la chaleur de la flamme. Je rouvris les yeux, étonné de n’être pas mort, ou tout au moins blessé; le tiers de l’escadron était couché à terre, mutilé et sanglant. En ce moment je rencontrai l’œil du prince; je ne pensai plus qu’à une chose, c’est qu’il me regardait. Je piquai des deux et je me trouvai au milieu des rangs ennemis.

– Et le prince fut content de vous?

– Il me le dit du moins, monsieur, lorsqu’il me chargea d’accompagner à Paris M. de Châtillon, qui est venu donner cette nouvelle à la reine et apporter les drapeaux pris. «Allez, me dit le prince, l’ennemi ne sera pas rallié de quinze jours. D’ici là je n’ai pas besoin de vous. Allez embrasser ceux que vous aimez et qui vous aiment, et dites à ma sœur de Longueville que je la remercie du cadeau qu’elle m’a fait en vous donnant à moi.» Et je suis venu, monsieur, ajouta Raoul en regardant le comte avec un sourire de profond amour, car j’ai pensé que vous seriez bien aise de me revoir.

Athos attira le jeune homme à lui et l’embrassa au front comme il eût fait à une jeune fille.

– Ainsi, dit-il, vous voilà lancé, Raoul; vous avez des ducs pour amis, un maréchal de France pour parrain, un prince du sang pour capitaine, et dans une même journée de retour vous avez été reçu par deux reines: c’est beau pour un novice.

– Ah! monsieur, dit Raoul tout à coup, vous me rappelez une chose que j’oubliais, dans mon empressement à vous raconter mes exploits: c’est qu’il se trouvait chez Sa Majesté la reine d’Angleterre un gentilhomme qui, lorsque j’ai prononcé votre nom, a poussé un cri de surprise et de joie; il s’est dit de vos amis, m’a demandé votre adresse et va venir vous voir.

– Comment s’appelle-t-il?

– Je n’ai pas osé le lui demander, monsieur; mais quoiqu’il s’exprime élégamment, à son accent j’ai jugé qu’il était Anglais.

– Ah! fit Athos.

Et sa tête se pencha comme pour chercher un souvenir. Puis, lorsqu’il releva son front, ses yeux furent frappés de la présence d’un homme qui se tenait debout devant la porte entrouverte et le regardait d’un air attendri.

– Lord de Winter! s’écria le comte.

– Athos, mon ami!

Et les deux gentilshommes se tinrent un instant embrassés; puis Athos, lui prenant les deux mains, lui dit en le regardant:

– Qu’avez-vous, milord? vous paraissez aussi triste que je suis joyeux.

– Oui, cher ami, c’est vrai; et je dirai même plus, c’est que votre vue redouble ma crainte.

Et de Winter regarda autour de lui comme pour chercher la solitude. Raoul comprit que les deux amis avaient à causer, et sortit sans affectation.

– Voyons, maintenant que nous voilà seuls, dit Athos, parlons de vous.

– Pendant que nous voilà seuls, parlons de nous, répondit lord de Winter. Il est ici.

– Qui?

– Le fils de Milady.

Athos, encore une fois frappé par ce nom qui semblait le poursuivre comme un écho fatal, hésita un moment, fronça légèrement le sourcil, puis d’un ton calme:

– Je le sais, dit-il.

– Vous le savez?

– Oui. Grimaud l’a rencontré entre Béthune et Arras, et est revenu à franc étrier pour me prévenir de sa présence.

– Grimaud le connaissait donc?

– Non, mais il a assisté à son lit de mort un homme qui le connaissait.

– Le bourreau de Béthune! s’écria de Winter.

– Vous savez cela? dit Athos étonné.

– Il me quitte à l’instant, répondit de Winter, il m’a tout dit. Ah! mon ami, quelle horrible scène! que n’avons-nous étouffé l’enfant avec la mère!

Athos, comme toutes les nobles natures, ne rendait pas à autrui les impressions fâcheuses qu’il ressentait; mais, au contraire, il les absorbait toujours en lui-même et renvoyait en leur place des espérances et des consolations. On eût dit que ses douleurs personnelles sortaient de son âme transformées en joies pour les autres.

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