Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

– Serais-tu blessé dangereusement, mon cher Mouston? dit-il.

– Mouston! reprit Grimaud en ouvrant des yeux ébahis.

– Non, monsieur, je ne crois pas; mais je suis blessé d’une manière fort gênante.

– Alors, tu ne peux pas monter à cheval?

– Ah! monsieur, que me proposez-vous là!

– Peux-tu aller à pied?

– Je tâcherai, jusqu’à la première maison.

– Comment faire? dit d’Artagnan, il faut cependant que nous revenions à Paris.

– Je me charge de Mousqueton, dit Grimaud.

– Merci, mon bon Grimaud! dit Porthos.

Grimaud mit pied à terre et alla donner le bras à son ancien ami, qui l’accueillit les larmes aux yeux, sans que Grimaud pût positivement savoir si ces larmes venaient du plaisir de le revoir ou de la douleur que lui causait sa blessure.

Quant à d’Artagnan et à Porthos, ils continuèrent silencieusement leur route vers Paris.

Trois heures après, ils furent dépassés par une espèce de courrier couvert de poussière: c’était un homme envoyé par le duc et qui portait au cardinal une lettre dans laquelle, comme l’avait promis le prince, il rendait témoignage de ce qu’avaient fait Porthos et d’Artagnan.

Mazarin avait passé une fort mauvaise nuit lorsqu’il reçut cette lettre, dans laquelle le prince lui annonçait lui-même qu’il était en liberté et qu’il allait lui faire une guerre mortelle.

Le cardinal la lut deux ou trois fois, puis la pliant et la mettant dans sa poche:

– Ce qui me console, dit-il, puisque d’Artagnan l’a manqué, c’est qu’au moins en courant après lui il a écrasé Broussel. Décidément le Gascon est un homme précieux, et il me sert jusque dans ses maladresses.

Le cardinal faisait allusion à cet homme qu’avait renversé d’Artagnan au coin du cimetière Saint-Jean à Paris, et qui n’était autre que le conseiller Broussel.

XXIX. Le bonhomme Broussel

Mais malheureusement pour le cardinal Mazarin, qui était en ce moment-là en veine de guignon, le bonhomme Broussel n’était pas écrasé.

En effet, il traversait tranquillement la rue Saint-Honoré quand le cheval emporté de d’Artagnan l’atteignit à l’épaule et le renversa dans la boue. Comme nous l’avons dit, d’Artagnan n’avait pas fait attention à un si petit événement. D’ailleurs d’Artagnan partageait la profonde et dédaigneuse indifférence que la noblesse, et surtout la noblesse militaire, professait à cette époque pour la bourgeoisie. Il était donc resté insensible au malheur arrivé au petit homme noir, bien qu’il fût cause de ce malheur, et avant même que le pauvre Broussel eût eu le temps de jeter un cri, toute la tempête de ces coureurs armés était passée. Alors seulement le blessé put être entendu et relevé.

On accourut, on vit cet homme gémissant, on lui demanda son nom, son adresse, son titre, et aussitôt qu’il eut dit qu’il se nommait Broussel, qu’il était conseiller au Parlement et qu’il demeurait rue Saint-Landry, un cri s’éleva dans cette foule, cri terrible et menaçant, et qui fit autant de peur au blessé que l’ouragan qui venait de lui passer sur le corps.

– Broussel! s’écriait-on, Broussel, notre père! celui qui défend nos droits contre le Mazarin! Broussel, l’ami du peuple, tué, foulé aux pieds par ces scélérats de cardinalistes! Au secours! aux armes! à mort!

En un moment la foule devint immense; on arrêta un carrosse pour y mettre le petit conseiller; mais un homme du peuple ayant fait observer que, dans l’état où était le blessé, le mouvement de la voiture pouvait empirer son mal, des fanatiques proposèrent de le porter à bras, proposition qui fut accueillie avec enthousiasme et acceptée à l’unanimité. Sitôt dit, sitôt fait. Le peuple le souleva, menaçant et doux à la fois, et l’emporta, pareil à ce géant des contes fantastiques qui gronde tout en caressant et en berçant un nain entre ses bras.

Broussel se doutait bien déjà de cet attachement des Parisiens pour sa personne; il n’avait pas semé l’opposition pendant trois ans sans un secret espoir de recueillir un jour la popularité. Cette démonstration, qui arrivait à point, lui fit donc plaisir et l’enorgueillit, car elle lui donnait la mesure de son pouvoir; mais d’un autre côté, ce triomphe était troublé par certaines inquiétudes. Outre les contusions qui le faisaient fort souffrir, il craignait à chaque coin de rue de voir déboucher quelque escadron de gardes et de mousquetaires, pour charger cette multitude, et alors que deviendrait le triomphateur dans cette bagarre?

Il avait sans cesse devant les yeux ce tourbillon d’hommes, cet orage au pied de fer qui d’un souffle l’avait culbuté. Aussi répétait-il d’une voix éteinte:

– Hâtons-nous, mes enfants, car en vérité je souffre beaucoup.

Et à chacune de ces plaintes c’était autour de lui une recrudescence de gémissements et un redoublement de malédictions.

On arriva, non sans peine, à la maison de Broussel. La foule qui bien avant lui avait déjà envahi la rue avait attiré aux croisées et sur les seuils des portes tout le quartier. À la fenêtre d’une maison à laquelle donnait entrée une porte étroite, on voyait se démêler une vieille servante qui criait de toutes ses forces, et une femme, déjà âgée aussi, qui pleurait. Ces deux personnes, avec une inquiétude visible quoique exprimée de façon différente, interrogeaient le peuple, lequel leur envoyait pour toute réponse des cris confus et inintelligibles.

Mais lorsque le conseiller, porté par huit hommes, apparut tout pâle et regardant d’un œil mourant son logis, sa femme et sa servante, la bonne dame Broussel s’évanouit, et la servante, levant les bras au ciel, se précipita dans l’escalier pour aller au-devant de son maître en criant: «Ô mon Dieu! mon Dieu! si Friquet était là, au moins, pour aller chercher un chirurgien!»

Friquet était là. Où n’est pas le gamin de Paris?

Friquet avait naturellement profité du jour de la Pentecôte pour demander son congé au maître de la taverne, congé qui ne pouvait lui être refusé, vu que son engagement portait qu’il serait libre pendant les quatre grandes fêtes de l’année.

Friquet était à la tête du cortège. L’idée lui était bien venue d’aller chercher un chirurgien, mais il trouvait plus amusant en somme de crier à tue-tête: «Ils ont tué M. Broussel! M. Broussel le père du peuple! Vive M. Broussel!» que de s’en aller tout seul par des rues détournées dire tout simplement à un homme noir: «Venez, monsieur le chirurgien, le conseiller Broussel a besoin de vous.»

Malheureusement pour Friquet, qui jouait un rôle d’importance dans le cortège, il eut l’imprudence de s’accrocher aux grilles de la fenêtre du rez-de-chaussée, afin de dominer la foule. Cette ambition le perdit; sa mère l’aperçut et l’envoya chercher le médecin.

Puis elle prit le bonhomme dans ses bras et voulut le porter jusqu’au premier; mais au bas de l’escalier le conseiller se remit sur ses jambes et déclara qu’il se sentait assez fort pour monter seul. Il priait en outre Gervaise, c’était le nom de sa servante, de tâcher d’obtenir du peuple qu’il se retirât, mais Gervaise ne l’écoutait pas.

– Oh! mon pauvre maître! mon cher maître, s’écriait-elle.

– Oui, ma bonne, oui, Gervaise, murmurait Broussel pour la calmer, tranquillise-toi, ce ne sera rien.

– Que je me tranquillise, quand vous êtes broyé, écrasé, moulu!

– Mais non, mais non, disait Broussel; ce n’est rien ou presque rien.

– Rien, et vous êtes couvert de boue! Rien, et vous avez du sang, vos cheveux! Ah! mon Dieu, mon Dieu, mon pauvre maître!

– Chut donc! disait Broussel, chut!

– Du sang, mon Dieu, du sang! criait Gervaise.

– Un médecin! un chirurgien! un docteur, hurlait la foule; le conseiller Broussel se meurt! Ce sont les Mazarin qui l’ont tué!

– Mon Dieu, disait Broussel, se désespérant, les malheureux vont faire brûler la maison!

– Mettez-vous à votre fenêtre et montrez-vous, notre maître.

68
{"b":"125143","o":1}