– Le drôle a de l’esprit, et beaucoup, dit Aramis en montant à cheval.
– Et comment n’en aurait-il pas, dit Athos en se mettant en selle à son tour, après avoir si longtemps brossé les chapeaux de son maître?
LXXXI. Les ambassadeurs
Les deux amis se mirent aussitôt en route, descendant la pente rapide du faubourg; mais arrivés au bas de cette pente, ils virent avec un grand étonnement que les rues de Paris étaient changées en rivières et les places en lacs. À la suite de grandes pluies qui avaient eu lieu pendant le mois de janvier, la Seine avait débordé et la rivière avait fini par envahir la moitié de la capitale.
Athos et Aramis entrèrent bravement dans cette inondation avec leurs chevaux; mais bientôt les pauvres animaux en eurent jusqu’au poitrail, et il fallut que les deux gentilshommes se décidassent à les quitter et à prendre une barque: ce qu’ils firent après avoir recommandé aux laquais d’aller les attendre aux Halles.
Ce fut donc en bateau qu’ils abordèrent le Louvre. Il était nuit close, et Paris, vu ainsi à la lueur de quelques pâles falots tremblotants parmi tous ces étangs, avec ses barques chargées de patrouilles aux armes étincelantes, avec tous ces cris de veille échangés la nuit entre les postes, Paris présentait un aspect dont fut ébloui Aramis, l’homme le plus accessible aux sentiments belliqueux qu’il fût possible de rencontrer.
On arriva chez la reine; mais force fut de faire antichambre, Sa Majesté donnant en ce moment même audience à des gentilshommes qui apportaient des nouvelles d’Angleterre.
– Et nous aussi, dit Athos au serviteur qui lui faisait cette réponse, nous aussi, non seulement nous apportons des nouvelles d’Angleterre, mais encore nous en arrivons.
– Comment donc vous nommez-vous, messieurs? demanda le serviteur.
– M. le comte de La Fère et M. le chevalier d’Herblay, dit Aramis.
– Ah! en ce cas, messieurs, dit le serviteur en entendant ces noms que tant de fois la reine avait prononcés dans son espoir, en ce cas c’est autre chose, et je crois que Sa Majesté ne me pardonnerait pas de vous avoir fait attendre un seul instant. Suivez-moi, je vous prie.
Et il marcha devant, suivi d’Athos et d’Aramis.
Arrivés à la chambre où se tenait la reine, il leur fit signe d’attendre; et ouvrant la porte:
– Madame, dit-il, j’espère que Votre Majesté me pardonnera d’avoir désobéi à ses ordres, quand elle saura que ceux que je viens lui annoncer sont messieurs le comte de La Fère et le chevalier d’Herblay.
À ces deux noms, la reine poussa un cri de joie que les deux gentilshommes entendirent de l’endroit où ils s’étaient arrêtés.
– Pauvre reine! murmura Athos.
– Oh! qu’ils entrent! qu’ils entrent! s’écria à son tour la jeune princesse en s’élançant vers la porte.
La pauvre enfant ne quittait point sa mère et essayait de lui faire oublier par ses soins filiaux l’absence de ses deux frères et de sa sœur.
– Entrez, entrez, messieurs, dit-elle en ouvrant elle-même la porte.
Athos et Aramis se présentèrent. La reine était assise dans un fauteuil, et devant elle se tenaient debout deux des trois gentilshommes qu’ils avaient rencontrés dans le corps de garde.
C’étaient MM. de Flamarens et Gaspard de Coligny, duc de Châtillon, frère de celui qui avait été tué sept ou huit ans auparavant dans un duel sur la place Royale, duel qui avait eu lieu à propos de madame de Longueville.
À l’annonce des deux amis, ils reculèrent d’un pas et échangèrent avec inquiétude quelques paroles à voix basse.
– Eh bien! messieurs? s’écria la reine d’Angleterre en apercevant Athos et Aramis. Vous voilà enfin, amis fidèles, mais les courriers d’État vont encore plus vite que vous. La cour a été instruite des affaires de Londres au moment où vous touchiez les portes de Paris, et voilà messieurs de Flamarens et de Châtillon qui m’apportent de la part de Sa Majesté la reine Anne d’Autriche les plus récentes informations.
Aramis et Athos se regardèrent; cette tranquillité, cette joie même, qui brillaient dans les regards de la reine, les comblaient de stupéfaction.
– Veuillez continuer, dit-elle, en s’adressant à MM. de Flamarens et de Châtillon; vous disiez donc que Sa Majesté Charles Ier, mon auguste maître, avait été condamné à mort malgré le vœu de la majorité des sujets anglais?
– Oui, madame, balbutia Châtillon.
Athos et Aramis se regardaient de plus en plus étonnés.
– Et que, conduit à l’échafaud, continua la reine, à l’échafaud! ô mon seigneur! ô mon roi!… et que, conduit à l’échafaud, il avait été sauvé par le peuple indigné?
– Oui, madame, répondit Châtillon d’une voix si basse, que ce fut à peine si les deux gentilshommes, cependant fort attentifs, purent entendre cette affirmation.
La reine joignit les mains avec une généreuse reconnaissance, tandis que sa fille passait un bras autour du cou de sa mère et l’embrassait les yeux baignés de larmes de joie.
– Maintenant, il ne nous reste plus qu’à présenter à Votre Majesté nos humbles respects, dit Châtillon, à qui ce rôle semblait peser et qui rougissait à vue d’œil sous le regard fixe et perçant d’Athos.
– Un moment encore, messieurs, dit la reine en les retenant d’un signe. Un moment, de grâce! car voici messieurs de La Fère et d’Herblay qui, ainsi que vous avez pu l’entendre, arrivent de Londres et qui vous donneront peut-être, comme témoins oculaires, des détails que vous ne connaissez pas. Vous porterez ces détails à la reine, ma bonne sœur. Parlez, messieurs, parlez, je vous écoute. Ne me cachez rien; ne ménagez rien. Dès que Sa Majesté vit encore et que l’honneur royal est sauf, tout le reste m’est indifférent.
Athos pâlit et porta la main sur son cœur.
– Eh bien! dit la reine, qui vit ce mouvement et cette pâleur, parlez donc, monsieur, je vous en prie.
– Pardon, madame, dit Athos; mais je ne veux rien ajouter au récit de ces messieurs avant qu’ils aient reconnu que peut-être ils se sont trompés.
– Trompés! s’écria la reine presque suffoquée; trompés!… Qu’y a-t-il donc? ô mon Dieu!
– Monsieur, dit M. de Flamarens à Athos, si nous nous sommes trompés, c’est de la part de la reine que vient l’erreur, et vous n’avez pas, je suppose, la prétention de la rectifier, car ce serait donner un démenti à Sa Majesté.
– De la reine, monsieur? reprit Athos de sa voix calme et vibrante.
– Oui, murmura Flamarens en baissant les yeux.
Athos soupira tristement.
– Ne serait-ce pas plutôt de la part de celui qui vous accompagnait, et que nous avons vu avec vous au corps de garde de la barrière du Roule, que viendrait cette erreur? dit Aramis avec sa politesse insultante. Car, si nous ne nous sommes trompés, le comte de La Fère et moi, vous étiez trois en entrant dans Paris.
Châtillon et Flamarens tressaillirent.
– Mais expliquez-vous, comte! s’écria la reine dont l’angoisse croissait de moment en moment; sur votre front je lis le désespoir, votre bouche hésite à m’annoncer quelque nouvelle terrible, vos mains tremblent… Oh! mon Dieu! mon Dieu! qu’est-il donc arrivé?
– Seigneur! dit la jeune princesse en tombant à genoux près de sa mère, ayez pitié de nous!
– Monsieur, dit Châtillon, si vous portez une nouvelle funeste, vous agissez en homme cruel lorsque vous annoncez cette nouvelle à la reine.
Aramis s’approcha de Châtillon presque à le toucher.
– Monsieur, lui dit-il les lèvres pincées et le regard étincelant, vous n’avez pas, je le suppose, la prétention d’apprendre à M. le comte de La Fère et à moi ce que nous avons à dire ici?
Pendant cette courte altercation, Athos, toujours la main sur son cœur et la tête inclinée, s’était approché de la reine, et d’une voix émue:
– Madame, lui dit-il, les princes, qui, par leur nature, sont au-dessus des autres hommes, ont reçu du ciel un cœur fait pour supporter de plus grandes infortunes que celles du vulgaire; car leur cœur participe de leur supériorité. On ne doit donc pas, ce me semble, en agir avec une grande reine comme Votre Majesté de la même façon qu’avec une femme de notre état. Reine, destinée à tous les martyres sur cette terre, voici le résultat de la mission dont vous nous avez honorés.