– Ah! pour cela, oui, ce n’est point l’envie qui me manque.
– Et vous ajoutiez que, pour vous en aller d’ici, il ne s’agissait que de desceller une porte ou une muraille.
– C’est vrai, je disais cela, et même je le dis encore.
– Et moi je vous répondais, Porthos, que c’était un mauvais moyen, et que nous ne ferions point cent pas sans être repris et assommés, à moins que nous n’eussions des habits pour nous déguiser et des armes pour nous défendre.
– C’est vrai, il nous faudrait des habits et des armes.
– Eh bien! dit d’Artagnan en se levant, nous les avons, ami Porthos, et même quelque chose de mieux.
– Bah! dit Porthos en regardant autour de lui.
– Ne cherchez pas, c’est inutile, tout cela viendra nous trouver au moment voulu. À quelle heure à peu près avons-nous vu se promener hier les deux gardes suisses?
– Une heure, je crois, après que la nuit fut tombée.
– S’ils sortent aujourd’hui comme hier, nous ne serons donc pas un quart d’heure à attendre le plaisir de les voir.
– Le fait est que nous serons un quart d’heure tout au plus.
– Vous avez toujours le bras assez bon, n’est-ce pas, Porthos?
Porthos déboutonna sa manche, releva sa chemise, et regarda avec complaisance ses bras nerveux, gros comme la cuisse d’un homme ordinaire.
– Mais oui, dit-il, assez bon.
– De sorte que vous feriez, sans trop vous gêner, un cerceau de cette pincette et un tire-bouchon de cette pelle?
– Certainement, dit Porthos.
– Voyons, dit d’Artagnan.
Le géant prit les deux objets désignés et opéra avec la plus grande facilité et sans aucun effort apparent les deux métamorphoses désirées par son compagnon.
– Voilà! dit-il.
– Magnifique! dit d’Artagnan, et véritablement vous êtes doué, Porthos.
– J’ai entendu parler, dit Porthos, d’un certain Milon de Crotone qui faisait des choses fort extraordinaires, comme de serrer son front avec une corde et de la faire éclater, de tuer un bœuf d’un coup de poing et de l’emporter chez lui sur ses épaules, d’arrêter un cheval par les pieds de derrière, etc., etc. Je me suis fait raconter toutes ses prouesses, là-bas à Pierrefonds, et j’ai fait tout ce qu’il faisait, excepté de briser une corde en enflant mes tempes.
– C’est que votre force n’est pas dans votre tête, Porthos, dit d’Artagnan.
– Non, elle est dans mes bras et dans mes épaules, répondit naïvement Porthos.
– Eh bien! mon ami, approchons de la fenêtre et servez-vous de votre force pour desceller un barreau. Attendez que j’éteigne la lampe.
XCI. Le bras et l’esprit (Suite)
Porthos s’approcha de la fenêtre, prit un barreau à deux mains, s’y cramponna, l’attira vers lui et le fit plier comme un arc, si bien que les deux bouts sortirent de l’alvéole de pierre où depuis trente ans le ciment les tenait scellés.
– Eh bien! mon ami, dit d’Artagnan, voilà ce que n’aurait jamais pu faire le cardinal, tout homme de génie qu’il est.
– Faut-il en arracher d’autres? demanda Porthos.
– Non pas, celui-ci nous suffira; un homme peut passer maintenant.
Porthos essaya et sortit son torse tout entier.
– Oui, dit-il.
– En effet, c’est une assez jolie ouverture. Maintenant passez votre bras.
– Par où?
– Par cette ouverture.
– Pourquoi faire?
– Vous le saurez tout à l’heure. Passez toujours.
Porthos obéit, docile comme un soldat, et passa son bras à travers les barreaux.
– À merveille! dit d’Artagnan.
– Il paraît que cela marche?
– Sur des roulettes, cher ami.
– Bon. Maintenant que faut-il que je fasse?
– Rien.
– C’est donc fini?
– Pas encore.
– Je voudrais cependant bien comprendre, dit Porthos.
– Écoutez, mon cher ami, et en deux mots vous serez au fait. La porte du poste s’ouvre, comme vous voyez.
– Oui, je vois.
– On va envoyer dans notre cour, que traverse M. de Mazarin pour se rendre à l’orangerie, les deux gardes qui l’accompagnent.
– Les voilà qui sortent.
– Pourvu qu’ils referment la porte du poste. Bon! ils la referment.
– Après?
– Silence! ils pourraient nous entendre.
– Je ne saurai rien, alors.
– Si fait, car à mesure que vous exécuterez vous comprendrez.
– Cependant, j’aurais préféré…
– Vous aurez le plaisir de la surprise.
– Tiens, c’est vrai, dit Porthos.
– Chut!
Porthos demeura muet et immobile.
En effet, les deux soldats s’avançaient du côté de la fenêtre en se frottant les mains, car on était, comme nous l’avons dit, au mois de février, et il faisait froid.
En ce moment la porte du corps de garde s’ouvrait et l’on rappela un des soldats. Le soldat quitta son camarade et rentra dans le corps de garde.
– Cela va donc toujours? dit Porthos.
– Mieux que jamais, répondit d’Artagnan. Maintenant, écoutez. Je vais appeler ce soldat et causer avec lui, comme j’ai fait hier avec un de ses camarades, vous rappelez-vous?
– Oui; seulement je n’ai pas entendu un mot de ce qu’il disait.
– Le fait est qu’il avait un accent un peu prononcé. Mais ne perdez pas un mot de ce que je vais vous dire; tout est dans l’exécution, Porthos.
– Bon, l’exécution, c’est mon fort.
– Je le sais pardieu bien; aussi je compte sur vous.
– Dites.
– Je vais donc appeler le soldat et causer avec lui.
– Vous l’avez déjà dit.
– Je me tournerai à gauche, de sorte qu’il sera placé, lui, à votre droite au moment où il montera sur le banc.
– Mais s’il n’y monte pas!
– Il y montera, soyez tranquille. Au moment où il montera sur le banc, vous allongerez votre bras formidable et le saisirez au cou. Puis, l’enlevant comme Tobie enleva le poisson par les ouïes, vous l’introduirez dans notre chambre, en ayant soin de serrer assez fort pour l’empêcher de crier.
– Oui, dit Porthos; mais si je l’étrangle?
– D’abord ce ne sera qu’un Suisse de moins; mais vous ne l’étranglerez pas, je l’espère. Vous le déposerez tout doucement ici et nous le bâillonnerons, et l’attacherons, peu importe où, quelque part enfin. Cela nous fera d’abord un habit d’uniforme et une épée.
– Merveilleux! dit Porthos en regardant d’Artagnan avec la plus profonde admiration.
– Hein! fit le Gascon.
– Oui, reprit Porthos en se ravisant; mais un habit d’uniforme et une épée, ce n’est pas assez pour deux.
– Eh bien! est-ce qu’il n’a pas son camarade?
– C’est juste, dit Porthos.
– Donc, quand je tousserai, allongez le bras, il sera temps.
– Bon!
Les deux amis prirent chacun le poste indiqué. Placé comme il était, Porthos se trouvait entièrement caché dans l’angle de la fenêtre.
– Bonsoir, camarade, dit d’Artagnan de sa voix la plus charmante et de son diapason le plus modéré.
– Ponsoir, monsir, répondit le soldat.
– Il ne fait pas trop chaud à se promener, dit d’Artagnan.
– Brrrrrrroun, fit le soldat.
– Et je crois qu’un verre de vin ne vous serait pas désagréable?
– Un ferre de fin, il serait le bienfenu.
– Le poisson mord! le poisson mord! murmura d’Artagnan à Porthos.
– Je comprends, dit Porthos.
– J’en ai là une bouteille, dit d’Artagnan.
– Une pouteille!
– Oui.
– Une pouteille bleine?
– Tout entière, et elle est à vous si vous voulez la boire à ma santé.
– Ehé! moi fouloir pien, dit le soldat en s’approchant.
– Allons, venez la prendre, mon ami, dit le Gascon.
– Pien folontiers. Ché grois qu’il y a un panc.
– Oh! mon Dieu, on dirait qu’il a été placé exprès là. Montez dessus… Là, bien, c’est cela, mon ami.
Et d’Artagnan toussa.
Au même moment, le bras de Porthos s’abattit; son poignet d’acier mordit, rapide comme l’éclair et ferme comme une tenaille, le cou du soldat, l’enleva en l’étouffant, l’attira à lui par l’ouverture au risque de l’écorcher en passant, et le déposa sur le parquet, où d’Artagnan, en lui laissant tout juste le temps de reprendre sa respiration, le bâillonna avec son écharpe, et, aussitôt bâillonné, se mit à le déshabiller avec la promptitude et la dextérité d’un homme qui a appris son métier sur le champ de bataille.