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Il se retourna vers les deux amis, qui, de leur côté, se pressaient au fond de la barque comme s’ils eussent craint de toucher celui auquel Athos ne craignait pas de tendre la main.

Mordaunt fit un effort suprême, se souleva, saisit cette main qui se tendait vers lui et s’y cramponna avec la véhémence du dernier espoir.

– Bien! dit Athos, mettez votre autre main ici.

Et il lui offrait son épaule comme second point d’appui, de sorte que sa tête touchait presque la tête de Mordaunt, et que ces deux ennemis mortels se tenaient embrassés comme deux frères.

Mordaunt étreignit de ses doigts crispés le collet d’Athos.

– Bien, monsieur, dit le comte, maintenant vous voilà sauvé, tranquillisez-vous.

– Ah! ma mère, s’écria Mordaunt avec un regard flamboyant et avec un accent de haine impossible à décrire, je ne peux t’offrir qu’une victime, mais ce sera du moins celle que tu eusses choisie!

Et tandis que d’Artagnan poussait un cri, que Porthos levait l’aviron, qu’Aramis cherchait une place pour frapper, une effrayante secousse donnée à la barque entraîna Athos dans l’eau, tandis que Mordaunt, poussant un cri de triomphe, serrait le cou de sa victime et enveloppait, pour paralyser ses mouvements, ses jambes et les siennes comme aurait pu le faire un serpent.

Un instant, sans pousser un cri, sans appeler à son aide, Athos essaya de se maintenir à la surface de la mer, mais le poids l’entraînant, il disparut peu à peu; bientôt on ne vit plus que ses longs cheveux flottants; puis tout disparut, et un large bouillonnement, qui s’effaça à son tour, indiqua seul l’endroit où tous deux s’étaient engloutis.

Muets d’horreur, immobiles, suffoqués par l’indignation et l’épouvante, les trois amis étaient restés la bouche béante, les yeux dilatés, les bras tendus; ils semblaient des statues et cependant, malgré leur immobilité, on entendait battre leur cœur. Porthos le premier revint à lui, et s’arrachant les cheveux à pleines mains:

– Oh! s’écria-t-il avec un sanglot déchirant chez un pareil homme surtout, oh! Athos, Athos! noble cœur! malheur! malheur sur nous qui t’avons laissé mourir!

– Oh! oui, répéta d’Artagnan, malheur!

– Malheur! murmura Aramis.

En ce moment, au milieu du vaste cercle illuminé des rayons de la lune, à quatre ou cinq brasses de la barque, le même tourbillonnement qui avait annoncé l’absorption se renouvela, et l’on vit reparaître d’abord des cheveux, puis un visage pâle aux yeux ouverts mais cependant morts, puis un corps qui, après s’être dressé jusqu’au buste au-dessus de la mer, se renversa mollement sur le dos, selon le caprice de la vague.

Dans la poitrine du cadavre était enfoncé un poignard dont le pommeau d’or étincelait.

– Mordaunt! Mordaunt! Mordaunt! s’écrièrent les trois amis, c’est Mordaunt!

– Mais Athos? dit d’Artagnan.

Tout à coup la barque pencha à gauche sous un poids nouveau et inattendu, et Grimaud poussa un hurlement de joie; tous se retournèrent, et l’on vit Athos, livide, l’œil éteint et la main tremblante, se reposer en s’appuyant sur le bord du canot. Huit bras nerveux l’enlevèrent aussitôt et le déposèrent dans la barque, où dans un instant Athos se sentit réchauffé, ranimé, renaissant sous les caresses et dans les étreintes de ses amis ivres de joie.

– Vous n’êtes pas blessé, au moins? demanda d’Artagnan.

– Non, répondit Athos… Et lui?

– Oh! lui, cette fois, Dieu merci! il est bien mort. Tenez!

Et d’Artagnan, forçant Athos de regarder dans la direction qu’il lui indiquait, lui montra le corps de Mordaunt flottant sur le dos des lames, et qui, tantôt submergé, tantôt relevé, semblait encore poursuivre les quatre amis d’un regard chargé d’insulte et de haine mortelle.

Enfin il s’abîma. Athos l’avait suivi d’un œil empreint de mélancolie et de pitié.

– Bravo, Athos! dit Aramis avec une effusion bien rare chez lui.

– Le beau coup! s’écria Porthos.

– J’avais un fils, dit Athos, j’ai voulu vivre.

– Enfin, dit d’Artagnan, voilà où Dieu a parlé.

– Ce n’est pas moi qui l’ai tué, murmura Athos, c’est le destin.

LXXIX. Où, après avoir manqué d’être rôti, Mousqueton manqua d’être mangé

Un profond silence régna longtemps dans le canot après la scène terrible que nous venons de raconter. La lune, qui s’était montrée un instant comme si Dieu eût voulu qu’aucun détail de cet événement ne restât caché aux yeux des spectateurs, disparut derrière les nuages; tout rentra dans cette obscurité si effrayante dans tous les déserts et surtout dans ce désert liquide qu’on appelle l’Océan, et l’on n’entendit plus que le sifflement du vent d’ouest dans la crête des lames.

Porthos rompit le premier le silence.

– J’ai vu bien des choses, dit-il, mais aucune ne m’a ému comme celle que je viens de voir. Cependant, tout troublé que je suis, je vous déclare que je me sens excessivement heureux. J’ai cent livres de moins sur la poitrine, et je respire enfin librement.

En effet, Porthos respira avec un bruit qui faisait honneur au jeu puissant de ses poumons.

– Pour moi, dit Aramis, je n’en dirai pas autant que vous, Porthos; je suis encore épouvanté. C’est au point que je n’en crois pas mes yeux, que je doute de ce que j’ai vu, que je cherche tout autour du canot, et que je m’attends à chaque minute à voir reparaître ce misérable tenant à la main le poignard qu’il avait dans le cœur.

– Oh! moi, je suis tranquille, reprit Porthos; le coup lui a été porté vers la sixième côte et enfoncé jusqu’à la garde. Je ne vous en fais pas un reproche, Athos, au contraire. Quand on frappe, c’est comme cela qu’il faut frapper. Aussi je vis à présent, je respire, je suis joyeux.

– Ne vous hâtez pas de chanter victoire, Porthos! dit d’Artagnan. Jamais nous n’avons couru un danger plus grand qu’à cette heure; car un homme vient à bout d’un homme, mais non pas d’un élément. Or, nous sommes en mer la nuit, sans guide, dans une frêle barque; qu’un coup de vent fasse chavirer le canot, et nous sommes perdus.

Mousqueton poussa un profond soupir.

– Vous êtes ingrat, d’Artagnan, dit Athos; oui, ingrat de douter de la Providence au moment où elle vient de nous sauver tous d’une façon si miraculeuse. Croyez-vous qu’elle nous ait fait passer, en nous guidant par la main, à travers tant de périls, pour nous abandonner ensuite? Non pas. Nous sommes partis par un vent d’ouest, ce vent souffle toujours. Athos s’orienta sur l’étoile polaire. Voici le Chariot, par conséquent là est la France. Laissons-nous aller au vent, et tant qu’il ne changera point il nous poussera vers les côtes de Calais ou de Boulogne. Si la barque chavire, nous sommes assez forts et assez bons nageurs, à nous cinq du moins, pour la retourner, ou pour nous attacher à elle si cet effort est au-dessus de nos forces. Or, nous nous trouvons sur la route de tous les vaisseaux qui vont de Douvres à Calais et de Portsmouth à Boulogne; si l’eau conservait leurs traces, leur sillage eût creusé une vallée à l’endroit même où nous sommes. Il est donc impossible qu’au jour nous ne rencontrions pas quelque barque de pêcheur qui nous recueillera.

– Mais si nous n’en rencontrions point, par exemple, et que le vent tournât au nord!

– Alors, dit Athos, c’est autre chose, nous ne retrouverions la terre que de l’autre côté de l’Atlantique.

– Ce qui veut dire que nous mourrions de faim, reprit Aramis.

– C’est plus que probable, dit le comte de La Fère.

Mousqueton poussa un second soupir plus douloureux encore que le premier.

– Ah! çà! Mouston, demanda Porthos, qu’avez-vous donc à gémir toujours ainsi? cela devient fastidieux!

– J’ai que j’ai froid, monsieur, dit Mousqueton.

– C’est impossible, dit Porthos.

– Impossible? dit Mousqueton étonné.

– Certainement. Vous avez le corps couvert d’une couche de graisse qui le rend impénétrable à l’air. Il y a autre chose, parlez franchement.

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