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Les quatre amis avaient tout vu, aucun des détails de ce terrible drame ne leur avait échappé. Un instant inondés de cette lumière éclatante qui avait éclairé la mer à plus d’une lieue, on aurait pu les voir chacun dans une attitude diverse, exprimant l’effroi que, malgré leurs cœurs de bronze, ils ne pouvaient s’empêcher de ressentir. Bientôt la pluie de flammes retomba tout autour d’eux; puis enfin le volcan s’éteignit comme nous l’avons raconté, et tout rentra dans l’obscurité, barque flottante et océan houleux.

Ils demeurèrent un instant silencieux et abattus. Porthos et d’Artagnan, qui avaient pris chacun une rame, la soutenaient machinalement au-dessus de l’eau en pesant dessus de tout leur corps et en l’étreignant de leurs mains crispées.

– Ma foi, dit Aramis rompant le premier ce silence de mort, pour cette fois je crois que tout est fini.

– À moi, milords! à l’aide! au secours! cria une voix lamentable dont les accents parvinrent aux quatre amis, et pareille à celle de quelque esprit de la mer.

Tous se regardèrent. Athos lui-même tressaillit.

– C’est lui, c’est sa voix! dit-il.

Tous gardèrent le silence, car tous avaient, comme Athos, reconnu cette voix. Seulement leurs regards aux prunelles dilatées se tournèrent dans la direction où avait disparu le bâtiment, faisant des efforts inouïs pour percer l’obscurité.

Au bout d’un instant on commença de distinguer un homme; il s’approchait nageant avec vigueur.

Athos étendit lentement le bras vers lui, le montrant du doigt à ses compagnons.

– Oui, oui, dit d’Artagnan, je le vois bien.

– Encore lui! dit Porthos en respirant comme un soufflet de forge. Ah çà, mais il est donc de fer?

– Ô mon Dieu! murmura Athos.

Aramis et d’Artagnan se parlaient à l’oreille.

Mordaunt fit encore quelques brassées, et, levant en signe de détresse une main au-dessus de la mer:

– Pitié! messieurs, pitié, au nom du ciel! je sens mes forces qui m’abandonnent, je vais mourir!

La voix qui implorait secours était si vibrante, qu’elle alla éveiller la compassion au fond du cœur d’Athos.

– Le malheureux! murmura-t-il.

– Bon! dit d’Artagnan, il ne vous manque plus que de le plaindre! En vérité, je crois qu’il nage vers nous. Pense-t-il donc que nous allons le prendre? Ramez, Porthos, ramez!

Et donnant l’exemple, d’Artagnan plongea sa rame dans la mer, deux coups d’aviron éloignèrent la barque de vingt brasses.

– Oh! vous ne m’abandonnerez pas! vous ne me laisserez pas périr! vous ne serez pas sans pitié! s’écria Mordaunt.

– Ah! ah! dit Porthos à Mordaunt, je crois que nous vous tenons, enfin, mon brave, et que vous n’avez pour vous sauver d’ici d’autres portes que celles de l’enfer!

– Oh! Porthos! murmura le comte de La Fère.

– Laissez-moi tranquille, Athos; en vérité vous devenez ridicule avec vos éternelles générosités! D’abord, s’il approche à dix pieds de la barque, je vous déclare que je lui fends la tête d’un coup d’aviron.

– Oh! de grâce… ne me fuyez pas, messieurs… de grâce… ayez pitié de moi! cria le jeune homme, dont la respiration haletante faisait parfois, quand sa tête disparaissait sous la vague, bouillonner l’eau glacée.

D’Artagnan, qui tout en suivant de l’œil chaque mouvement de Mordaunt, avait terminé son colloque avec Aramis, se leva:

– Monsieur, dit-il en s’adressant au nageur, éloignez-vous, s’il vous plaît. Votre repentir est de trop fraîche date pour que nous y ayons une bien grande confiance; faites attention que le bateau dans lequel vous avez voulu nous griller fume encore à quelques pieds sous l’eau, et que la situation dans laquelle vous êtes est un lit de roses en comparaison de celle où vous vouliez nous mettre et où vous avez mis M. Groslow et ses compagnons.

– Messieurs, reprit Mordaunt avec un accent plus désespéré, je vous jure que mon repentir est véritable. Messieurs, je suis si jeune, j’ai vingt-trois ans à peine! messieurs, j’ai été entraîné par un ressentiment bien naturel, j’ai voulu venger ma mère, et vous eussiez tous fait ce que j’ai fait.

– Peuh! fit d’Artagnan, voyant qu’Athos s’attendrissait de plus en plus; c’est selon.

Mordaunt n’avait plus que trois ou quatre brassées à faire pour atteindre la barque, car l’approche de la mort semblait lui donner une vigueur surnaturelle.

– Hélas! reprit-il, je vais donc mourir! vous allez donc tuer le fils comme vous avez tué la mère! Et cependant je n’étais pas coupable; selon toutes les lois divines et humaines, un fils doit venger sa mère. D’ailleurs, ajouta-t-il en joignant les mains, si c’est un crime, puisque je m’en repens, puisque j’en demande pardon, je dois être pardonné.

Alors, comme si les forces lui manquaient, il sembla ne plus pouvoir se soutenir sur l’eau, et une vague passa sur sa tête, qui éteignit sa voix.

– Oh! cela me déchire! dit Athos.

Mordaunt reparut.

– Et moi, répondit d’Artagnan, je dis qu’il faut en finir; monsieur l’assassin de votre oncle, monsieur le bourreau du roi Charles, monsieur l’incendiaire, je vous engage à vous laisser couler à fond; ou, si vous approchez encore de la barque d’une seule brasse, je vous casse la tête avec mon aviron.

Mordaunt, comme au désespoir, fit une brassée. D’Artagnan prit sa rame à deux mains, Athos se leva.

– D’Artagnan! d’Artagnan! s’écria-t-il; d’Artagnan! mon fils, je vous en supplie. Le malheureux va mourir, et c’est affreux de laisser mourir un homme sans lui tendre la main, quand on n’a qu’à lui tendre la main pour le sauver. Oh! mon cœur me défend une pareille action; je ne puis y résister, il faut qu’il vive!

– Mordieu! répliqua d’Artagnan, pourquoi ne vous livrez-vous pas tout de suite pieds et poings liés à ce misérable? Ce sera plus tôt fait. Ah! comte de La Fère, vous voulez périr par lui; eh bien! moi, votre fils, comme vous m’appelez, je ne le veux pas.

C’était la première fois que d’Artagnan résistait à une prière qu’Athos faisait en l’appelant son fils.

Aramis tira froidement son épée, qu’il avait emportée entre ses dents à la nage.

– S’il pose la main sur le bordage, dit-il, je la lui coupe comme à un régicide qu’il est.

– Et moi, dit Porthos, attendez…

– Qu’allez-vous faire? demanda Aramis.

– Je vais me jeter à l’eau et je l’étranglerai.

– Oh! messieurs, s’écria Athos avec un sentiment irrésistible, soyons hommes, soyons chrétiens!

D’Artagnan poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement, Aramis abaissa son épée, Porthos se rassit.

– Voyez, continua Athos, voyez, la mort se peint sur son visage; ses forces sont à bout, une minute encore, et il coule au fond de l’abîme. Ah! ne me donnez pas cet horrible remords, ne me forcez pas à mourir de honte à mon tour; mes amis, accordez-moi la vie de ce malheureux, je vous bénirai, je vous…

– Je me meurs! murmura Mordaunt; à moi!… à moi!…

– Gagnons une minute, dit Aramis en se penchant à gauche et en s’adressant à d’Artagnan. Un coup d’aviron, ajouta-t-il en se penchant à droite vers Porthos.

D’Artagnan ne répondit ni du geste ni de la parole; il commençait d’être ému, moitié des supplications d’Athos, moitié par le spectacle qu’il avait sous les yeux. Porthos seul donna un coup de rame, et, comme ce coup n’avait pas de contre-poids, la barque tourna seulement sur elle-même et ce mouvement rapprocha Athos du moribond.

– Monsieur le comte de La Fère! s’écria Mordaunt, monsieur le comte de La Fère! C’est à vous que je m’adresse, c’est vous que je supplie, ayez pitié de moi… Où êtes-vous, monsieur le comte de La Fère? Je n’y vois plus… Je me meurs!… À moi! à moi!

– Me voici, monsieur, dit Athos en se penchant et en étendant le bras vers Mordaunt avec cet air de noblesse et de dignité qui lui était habituel, me voici; prenez ma main, et entrez dans notre embarcation.

– J’aime mieux ne pas regarder, dit d’Artagnan, cette faiblesse me répugne.

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