– C’est-à-dire que vous voulez que je me démette de mes fonctions de ministre, que je quitte la France, que je m’exile?
– Je veux que Monseigneur soit pape à la première vacance, me réservant alors de lui demander des indulgences plénières pour moi et mes amis.
Mazarin fit une grimace intraduisible.
– Et vous, monsieur? demanda-t-il à d’Artagnan.
– Moi, Monseigneur, dit le Gascon, je suis en tout point du même avis que M. le chevalier d’Herblay, excepté sur le dernier article, sur lequel je diffère entièrement de lui. Loin de vouloir que Monseigneur quitte la France, je veux qu’il demeure premier ministre, car Monseigneur est un grand politique. Je tâcherai même, autant qu’il dépendra de moi, qu’il ait le dé sur la Fronde tout entière; mais à la condition qu’il se souviendra quelque peu des fidèles serviteurs du roi, et qu’il donnera la première compagnie de mousquetaires à quelqu’un que je désignerai. Et vous, du Vallon?
– Oui, à votre tour, monsieur, dit Mazarin, parlez.
– Moi, dit Porthos, je voudrais que monsieur le cardinal, pour honorer ma maison qui lui a donné asile, voulût bien, en mémoire de cette aventure, ériger ma terre en baronnie, avec promesse de l’ordre pour un de mes amis à la première promotion que fera Sa Majesté.
– Vous savez, monsieur, que pour recevoir l’ordre il faut faire ses preuves.
– Cet ami les fera. D’ailleurs, s’il le fallait absolument, Monseigneur lui dirait comment on évite cette formalité.
Mazarin se mordit les lèvres, le coup était direct, et il reprit assez sèchement:
– Tout cela se concilie fort mal, ce me semble, messieurs; car si je satisfais les uns, je mécontente nécessairement les autres. Si je reste à Paris, je ne puis aller à Rome, si je deviens pape, je ne puis rester ministre, et si je ne suis pas ministre, je ne puis pas faire M. d’Artagnan capitaine et M. du Vallon baron.
– C’est vrai, dit Aramis. Aussi, comme je fais minorité, je retire ma proposition en ce qui est du voyage de Rome et de la démission de Monseigneur.
– Je demeure donc ministre? dit Mazarin.
– Vous demeurez ministre, c’est entendu, Monseigneur, dit d’Artagnan; la France a besoin de vous.
– Et moi je me désiste de mes prétentions, reprit Aramis, Son Éminence restera premier ministre, et même favori de Sa Majesté, si elle veut m’accorder, à moi et à mes amis, ce que nous demandons pour la France et pour nous.
– Occupez-vous de vous, messieurs, et laissez la France s’arranger avec moi comme elle l’entendra, dit Mazarin.
– Non pas! non pas! reprit Aramis, il faut un traité aux frondeurs, et Votre Éminence voudra bien le rédiger et le signer devant nous, en s’engageant par le même traité à obtenir la ratification de la reine.
– Je ne puis répondre que de moi, dit Mazarin, je ne puis répondre de la reine. Et si Sa Majesté refuse?
– Oh! dit d’Artagnan, Monseigneur sait bien que Sa Majesté n’a rien à lui refuser.
– Tenez, Monseigneur, dit Aramis, voici le traité proposé par la députation des frondeurs; plaise à Votre Éminence de le lire et de l’examiner.
– Je le connais, dit Mazarin.
– Alors, signez-le donc.
– Réfléchissez, messieurs, qu’une signature donnée dans les circonstances où nous sommes pourrait être considérée comme arrachée par la violence.
– Monseigneur sera là pour dire qu’elle a été donnée volontairement.
– Mais enfin, si je refuse?
– Alors, Monseigneur, dit d’Artagnan, Votre Éminence ne pourra s’en prendre qu’à elle des conséquences de son refus.
– Vous oseriez porter la main sur un cardinal?
– Vous l’avez bien portée, Monseigneur, sur des mousquetaires de Sa Majesté!
– La reine me vengera, messieurs!
– Je n’en crois rien, quoique je ne pense pas que la bonne envie lui en manque; mais nous irons à Paris avec Votre Éminence, et les Parisiens sont gens à nous défendre…
– Comme on doit être inquiet en ce moment à Rueil et à Saint-Germain! dit Aramis; comme on doit se demander où est le cardinal, ce qu’est devenu le ministre, où est passé le favori! comme on doit chercher Monseigneur dans tous les coins et recoins! comme on doit faire des commentaires, et si la Fronde sait la disparition de Monseigneur, comme la Fronde doit triompher!
– C’est affreux, murmura Mazarin.
– Signez donc le traité, Monseigneur, dit Aramis.
– Mais si je le signe et que la reine refuse de le ratifier?
– Je me charge d’aller voir Sa Majesté, dit d’Artagnan, et d’obtenir sa signature.
– Prenez garde, dit Mazarin, de ne pas recevoir à Saint-Germain l’accueil que vous croyez avoir le droit d’attendre.
– Ah bah! dit d’Artagnan, je m’arrangerai de manière à être le bienvenu; je sais un moyen.
– Lequel?
– Je porterai à Sa Majesté la lettre par laquelle Monseigneur lui annonce le complet épuisement des finances.
– Ensuite? dit Mazarin pâlissant.
– Ensuite, quand je verrai Sa Majesté au comble de l’embarras, je la mènerai à Rueil, je la ferai entrer dans l’orangerie, et je lui indiquerai certain ressort qui fait mouvoir une caisse.
– Assez, monsieur, murmura le cardinal, assez! Où est le traité?
– Le voici, dit Aramis.
– Vous voyez que nous sommes généreux, dit d’Artagnan, car nous pouvions faire bien des choses avec un pareil secret.
– Donc, signez, dit Aramis en lui présentant la plume.
Mazarin se leva, se promena quelques instants, plutôt rêveur qu’abattu. Puis s’arrêtant tout à coup:
– Et quand j’aurai signé, messieurs, quelle sera ma garantie?
– Ma parole d’honneur, monsieur, dit Athos.
Mazarin tressaillit, se retourna vers le comte de La Fère, examina un instant ce visage noble et loyal, et prenant la plume:
– Cela me suffit, monsieur le comte, dit-il.
Et il signa.
– Et maintenant, monsieur d’Artagnan, ajouta-t-il, préparez-vous à partir pour Saint-Germain et à porter une lettre de moi à la reine.
XCV. Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et mieux qu’avec l’épée et du dévouement
D’Artagnan connaissait sa mythologie: il savait que l’occasion n’a qu’une touffe de cheveux par laquelle on puisse la saisir, et il n’était pas homme à la laisser passer sans l’arrêter par le toupet. Il organisa un système de voyage prompt et sûr en envoyant d’avance des chevaux de relais à Chantilly, de façon qu’il pouvait être à Paris en cinq ou six heures. Mais avant de partir, il réfléchit que, pour un garçon d’esprit et d’expérience, c’était une singulière position que de marcher à l’incertain en laissant le certain derrière soi.
– En effet, se dit-il au moment de monter à cheval pour remplir sa dangereuse mission, Athos est un héros de roman pour la générosité; Porthos, une nature excellente, mais facile à influencer; Aramis, un visage hiéroglyphique, c’est-à-dire toujours illisible. Que produiront ces trois éléments quand je ne serai plus là pour les relier entre eux?… la délivrance du cardinal peut-être. Or, la délivrance du cardinal, c’est la ruine de nos espérances, et nos espérances sont jusqu’à présent l’unique récompense de vingt ans de travaux près desquels ceux d’Hercule sont des œuvres de pygmée.
Il alla trouver Aramis.
– Vous êtes, vous, mon cher chevalier d’Herblay, lui dit-il, la Fronde incarnée. Méfiez-vous donc d’Athos, qui ne veut faire les affaires de personne, pas même les siennes. Méfiez-vous surtout de Porthos, qui, pour plaire au comte, qu’il regarde comme la Divinité sur la terre, l’aidera à faire évader Mazarin, si Mazarin a seulement l’esprit de pleurer ou de faire de la chevalerie.
Aramis sourit de son sourire fin et résolu à la fois.
– Ne craignez rien, dit-il, j’ai mes conditions à poser. Je ne travaille pas pour moi, mais pour les autres. Il faut que ma petite ambition aboutisse au profit de qui de droit.
– Bon, pensa d’Artagnan, de ce côté je suis tranquille.