Les deux jeunes gens sourirent avec la confiance de la jeunesse.
– Et maintenant, dit le gouverneur, il vous faut changer d’habits; vos laquais, à qui j’ai donné des ordres au moment où ils sont sortis du bac, doivent être arrivés déjà à l’hôtellerie. Le linge et le vin chauffent, venez.
Les jeunes gens n’avaient aucune objection à faire à cette proposition; au contraire, la trouvèrent-ils excellente; ils remontèrent donc aussitôt à cheval, en se regardant et en s’admirant tous deux: c’étaient en effet deux élégants cavaliers à la tournure svelte et élancée, deux nobles visages au front dégagé, au regard doux et fier, au sourire loyal et fin.
De Guiche pouvait avoir dix-huit ans, mais il n’était guère plus grand que Raoul, qui n’en avait que quinze.
Ils se tendirent la main par un mouvement spontané, et piquant leurs chevaux, firent côte à côte le trajet de la rivière à l’hôtellerie, l’un trouvant bonne et riante cette vie qu’il avait failli perdre, l’autre remerciant Dieu d’avoir déjà assez vécu pour avoir fait quelque chose qui serait agréable à son protecteur.
Quant à Olivain, il était le seul que cette belle action de son maître ne satisfît pas entièrement. Il tordait les manches et les basques de son justaucorps en songeant qu’une halte à Compiègne lui eût sauvé non seulement l’accident auquel il venait d’échapper, mais encore les fluxions de poitrine et les rhumatismes qui devaient naturellement en être le résultat.
XXXIII. Escarmouche
Le séjour à Noyon fut court, chacun y dormait d’un profond sommeil. Raoul avait recommandé de le réveiller si Grimaud arrivait, mais Grimaud n’arriva point.
Les chevaux apprécièrent de leur côté, sans doute, les huit heures de repos absolu et d’abondante litière qui leur furent accordées. Le comte de Guiche fut réveillé à cinq heures du matin par Raoul, qui lui vint souhaiter le bonjour. On déjeuna à la hâte, et à six heures on avait déjà fait deux lieues.
La conversation du jeune comte était des plus intéressantes pour Raoul. Aussi Raoul écoutait-il beaucoup, et le jeune comte racontait-il toujours. Élevé à Paris, où Raoul n’était venu qu’une fois; à la cour que Raoul n’avait jamais vue, ses folies de page, deux duels qu’il avait déjà trouvé moyen d’avoir malgré les édits et surtout malgré son gouverneur, étaient des choses de la plus haute curiosité pour Raoul. Raoul n’avait été que chez M. Scarron; il nomma à Guiche les personnes qu’il y avait vues. Guiche connaissait tout le monde: madame de Neuillan, mademoiselle d’Aubigné, mademoiselle de Scudéry, mademoiselle Paulet, madame de Chevreuse. Il railla tout le monde avec esprit; Raoul tremblait qu’il ne raillât aussi madame de Chevreuse, pour laquelle il se sentait une réelle et profonde sympathie; mais soit instinct, soit affection pour la duchesse de Chevreuse, il en dit le plus grand bien possible. L’amitié de Raoul pour le comte redoubla de ces éloges.
Puis vint l’article des galanteries et des amours. Sous ce rapport aussi, Bragelonne avait beaucoup plus à écouter qu’à dire. Il écouta donc et il lui sembla voir à travers trois ou quatre aventures assez diaphanes que, comme lui, le comte cachait un secret au fond du cœur.
De Guiche, comme nous l’avons dit, avait été élevé à la cour, et les intrigues de toute cette cour lui étaient connues. C’était la cour dont Raoul avait tant entendu parler au comte de La Fère; seulement elle avait fort changé de face depuis l’époque où Athos lui-même l’avait vue. Tout le récit du comte de Guiche fut donc nouveau pour son compagnon de voyage. Le jeune comte, médisant et spirituel, passa tout le monde en revue; il raconta les anciennes amours de madame de Longueville avec Coligny, et le duel de celui-ci à la place Royale, duel qui lui fut si fatal, et que madame de Longueville vit à travers une jalousie; ses amours nouvelles avec le prince de Marcillac, qui en était jaloux, disait-on, à vouloir faire tuer tout le monde, et même l’abbé d’Herblay, son directeur; les amours de M. le prince de Galles avec Mademoiselle, qu’on appela plus tard la grande Mademoiselle, si célèbre depuis par son mariage secret avec Lauzun. La reine elle-même ne fut pas épargnée, et le cardinal Mazarin eut sa part de raillerie aussi.
La journée passa rapide comme une heure. Le gouverneur du comte, bon vivant, homme du monde, savant jusqu’aux dents, comme le disait son élève, rappela plusieurs fois à Raoul la profonde érudition et la raillerie spirituelle et mordante d’Athos; mais quant à la grâce, à la délicatesse et à la noblesse des apparences, personne, sur ce point, ne pouvait être comparé au comte de La Fère.
Les chevaux, plus ménagés que la veille, s’arrêtèrent vers quatre heures du soir à Arras. On s’approchait du théâtre de la guerre, et l’on résolut de s’arrêter dans cette ville jusqu’au lendemain, des partis d’Espagnols profitant quelquefois de la nuit pour faire des expéditions jusque dans les environs d’Arras.
L’armée française tenait depuis Pont-à-Marc jusqu’à Valenciennes, en revenant sur Douai. On disait M. le Prince de sa personne à Béthune.
L’armée ennemie s’étendait de Cassel à Courtray, et, comme il n’était sorte de pillages et de violences qu’elle ne commît, les pauvres gens de la frontière quittaient leurs habitations isolées et venaient se réfugier dans les villes fortes qui leur promettaient un abri. Arras était encombrée de fuyards.
On parlait d’une prochaine bataille qui devait être décisive, M. le Prince n’ayant manœuvré jusque-là que dans l’attente de renforts, qui venaient enfin d’arriver. Les jeunes gens se félicitaient de tomber si à propos.
Ils soupèrent ensemble et couchèrent dans la même chambre. Ils étaient à l’âge des promptes amitiés, il leur semblait qu’ils se connaissaient depuis leur naissance et qu’il leur serait impossible de jamais plus se quitter.
La soirée fut employée à parler guerre; les laquais fourbirent les armes; les jeunes gens chargèrent des pistolets en cas d’escarmouche; et ils se réveillèrent désespérés, ayant rêvé tous deux qu’ils arrivaient trop tard pour prendre part à la bataille.
Le matin, le bruit se répandit que le prince de Condé avait évacué Béthune pour se retirer sur Carvin, en laissant cependant garnison dans cette première ville. Mais comme cette nouvelle ne présentait rien de positif, les jeunes gens décidèrent qu’ils continueraient leur chemin vers Béthune, quittes, en route, à obliquer à droite et à marcher sur Carvin.
Le gouverneur du comte de Guiche connaissait parfaitement le pays; il proposa en conséquence de prendre un chemin de traverse qui tenait le milieu entre la route de Lens et celle de Béthune. À Ablain, on prendrait des informations. Un itinéraire fut laissé pour Grimaud.
On se mit en route vers les sept heures du matin.
De Guiche, qui était jeune et emporté, disait à Raoul:
– Nous voici trois maîtres et trois valets; nos valets sont bien armés, et le vôtre me paraît assez têtu.
– Je ne l’ai jamais vu à l’œuvre, répondit Raoul, mais il est Breton, cela promet.
– Oui, oui, reprit de Guiche, et je suis certain qu’il ferait le coup de mousquet à l’occasion; quant à moi, j’ai deux hommes sûrs, qui ont fait la guerre avec mon père; c’est donc six combattants que nous représentons; si nous trouvions une petite troupe de partisans égale en nombre à la nôtre, et même supérieure, est-ce que nous ne chargerions pas, Raoul?
– Si fait, monsieur, répondit le vicomte.
– Holà! jeunes gens, holà! dit le gouverneur se mêlant à la conversation, comme vous y allez, vertudieu! et mes instructions, à moi, monsieur le comte? oubliez-vous que j’ai ordre de vous conduire sain et sauf à M. le Prince? Une fois à l’armée, faites-vous tuer si c’est votre bon plaisir; mais d’ici là je vous préviens qu’en ma qualité de général d’armée j’ordonne la retraite, et tourne le dos au premier plumet que j’aperçois.