– Tenez, reprit d’Artagnan, voici monsieur de Bragelonne qui voulait à toute force aider à l’arrestation de Broussel et que j’ai eu grand peine à empêcher de défendre M. de Comminges!
– Peste! dit Porthos; et le tuteur, qu’aurait-il dit s’il eût appris cela?
– Voyez-vous, interrompit d’Artagnan; frondez, mon ami, frondez et songez que je remplace M. le comte en tout.
Et il fit sonner sa bourse.
Puis, se retournant vers son compagnon:
– Venez-vous, Porthos? dit-il.
– Où cela? demanda Porthos en se versant un second verre de vin.
– Présenter nos hommages au cardinal.
Porthos avala le second verre avec la même tranquillité qu’il avait bu le premier, reprit son feutre, qu’il avait déposé sur une chaise, et suivit d’Artagnan.
Quant à Raoul, il resta tout étourdi de ce qu’il voyait, d’Artagnan lui ayant défendu de quitter la chambre avant que toute cette émotion se fût calmée.
XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache
D’Artagnan avait calculé ce qu’il faisait en ne se rendant pas immédiatement au Palais-Royal: il avait donné le temps à Comminges de s’y rendre avant lui, et par conséquent de faire part au cardinal des services éminents que lui, d’Artagnan, et son ami avaient rendus dans cette matinée au parti de la reine.
Aussi tous deux furent-ils admirablement reçus par Mazarin, qui leur fit force compliments et qui leur annonça que chacun d’eux était à plus de moitié chemin de ce qu’il désirait: c’est-à-dire d’Artagnan de son capitainat, et Porthos de sa baronnie.
D’Artagnan aurait mieux aimé de l’argent que tout cela, car il savait que Mazarin promettait facilement et tenait avec grand-peine: il estimait donc les promesses du cardinal comme viandes creuses; mais il ne parut pas moins très satisfait devant Porthos, qu’il ne voulait pas décourager.
Pendant que les deux amis étaient chez le cardinal, la reine le fit demander. Le cardinal pensa que c’était un moyen de redoubler le zèle de ses deux défenseurs, en leur procurant les remerciements de la reine elle-même; il leur fit signe de le suivre. D’Artagnan et Porthos lui montrèrent leurs habits tout poudreux et tout déchirés, mais le cardinal secoua la tête.
– Ces costumes-là, dit-il, valent mieux que ceux de la plupart des courtisans que vous trouverez chez la reine, car ce sont des costumes de bataille.
D’Artagnan et Porthos obéirent.
La cour d’Anne d’Autriche était nombreuse et joyeusement bruyante, car, à tout prendre, après avoir remporté une victoire sur l’Espagnol, on venait de remporter une victoire sur le peuple. Broussel avait été conduit hors de Paris sans résistance et devait être à cette heure dans les prisons de Saint-Germain; et Blancmesnil, qui avait été arrêté en même temps que lui, mais dont l’arrestation s’était opérée sans bruit et sans difficulté, était écroué au château de Vincennes.
Comminges était près de la reine, qui l’interrogeait sur les détails de son expédition; et chacun écoutait son récit, lorsqu’il aperçut à la porte, derrière le cardinal qui entrait, d’Artagnan et Porthos.
– Eh! Madame, dit-il courant à d’Artagnan, voici quelqu’un qui peut vous dire cela mieux que moi, car c’est mon sauveur. Sans lui, je serais probablement dans ce moment arrêté aux filets de Saint-Cloud; car il ne s’agissait de rien moins que de me jeter à la rivière. Parlez, d’Artagnan, parlez.
Depuis qu’il était lieutenant aux mousquetaires, d’Artagnan s’était trouvé cent fois peut-être dans le même appartement que la reine, mais jamais celle-ci ne lui avait parlé.
– Eh bien, monsieur, après m’avoir rendu un pareil service, vous vous taisez? dit Anne d’Autriche.
– Madame, répondit d’Artagnan, je n’ai rien à dire, sinon que ma vie est au service de Votre Majesté, et que je ne serai heureux que le jour où je la perdrai pour elle.
– Je sais cela, monsieur, je sais cela, dit la reine, et depuis longtemps. Aussi suis-je charmée de pouvoir vous donner cette marque publique de mon estime et de ma reconnaissance.
– Permettez-moi, Madame, dit d’Artagnan, d’en reverser une part sur mon ami, ancien mousquetaire de la compagnie de Tréville, comme moi (il appuya sur ces mots), et qui a fait des merveilles, ajouta-t-il.
– Le nom de monsieur? demanda la reine.
– Aux mousquetaires, dit d’Artagnan, il s’appelait Porthos (la reine tressaillit), mais son véritable nom est le chevalier du Vallon.
– De Bracieux de Pierrefonds, ajouta Porthos.
– Ces noms sont trop nombreux pour que je me les rappelle tous, et je ne veux me souvenir que du premier, dit gracieusement la reine.
Porthos salua. D’Artagnan fit deux pas en arrière.
Il y eut un cri de surprise dans la royale assemblée. Quoique M. le coadjuteur eût prêché le matin même, on savait qu’il penchait fort du côté de la Fronde; et Mazarin, en demandant à M. l’archevêque de Paris de faire prêcher son neveu, avait eu évidemment l’intention de porter à M. de Retz une de ces bottes à l’italienne qui le réjouissaient si fort.
En effet, au sortir de Notre-Dame, le coadjuteur avait appris l’événement. Quoique à peu près engagé avec les principaux frondeurs, il ne l’était point assez pour qu’il ne pût faire retraite si la cour lui offrait les avantages qu’il ambitionnait et auxquels la coadjutorerie n’était qu’un acheminement. M. de Retz voulait être archevêque en remplacement de son oncle, et cardinal, comme Mazarin. Or, le parti populaire pouvait difficilement lui accorder ces faveurs toutes royales. Il se rendait donc au palais pour faire compliment à la reine sur la bataille de Lens, déterminé d’avance à agir pour ou contre la cour, selon que son compliment serait bien ou mal reçu.
Le coadjuteur fut donc annoncé; il entra, et, à son aspect, toute cette cour triomphante redoubla de curiosité pour entendre ses paroles.
Le coadjuteur avait à lui seul à peu près autant d’esprit que tous ceux qui étaient réunis là pour se moquer de lui. Aussi son discours fut-il si parfaitement habile, que, si bonne envie que les assistants eussent d’en rire, ils n’y trouvaient point prise. Il termina en disant qu’il mettait sa faible puissance au service de Sa Majesté.
La reine parut, tout le temps qu’elle dura, goûter fort la harangue de M. le coadjuteur; mais cette harangue terminée par cette phrase, la seule qui donnât prise aux quolibets, Anne se retourna, et un coup d’œil décoché vers ses favoris leur annonça qu’elle leur livrait le coadjuteur. Aussitôt les plaisants de cour se lancèrent dans la mystification. Nogent-Bautru, le bouffon de la maison, s’écria que la reine était bien heureuse de trouver les secours de la religion dans un pareil moment.
Chacun éclata de rire.
Le comte de Villeroy dit qu’il ne savait pas comment on avait pu craindre un instant, quand on avait pour défendre la cour contre le parlement et les bourgeois de Paris, M. le coadjuteur qui, d’un signe, pouvait lever une armée de curés, de suisses et de bedeaux.
Le maréchal de La Meilleraie ajouta que, le cas échéant où l’on en viendrait aux mains, et où M. le coadjuteur ferait le coup de feu, il était fâcheux seulement que M. le coadjuteur ne pût pas être reconnu à un chapeau rouge dans la mêlée, comme Henri IV l’avait été à sa plume blanche à la bataille d’Ivry.
Gondy, devant cet orage qu’il pouvait rendre mortel pour les railleurs, demeura calme et sévère. La reine lui demanda alors s’il avait quelque chose à ajouter au beau discours qu’il venait de lui faire.
– Oui, Madame, dit le coadjuteur, j’ai à vous prier d’y réfléchir à deux fois avant de mettre la guerre civile dans le royaume.
La reine tourna le dos et les rires recommencèrent.
Le coadjuteur salua et sortit du palais en lançant au cardinal, qui le regardait, un de ces regards qu’on comprend entre ennemis mortels. Ce regard était si acéré, qu’il pénétra jusqu’au fond du cœur de Mazarin, et que celui-ci, sentant que c’était une déclaration de guerre, saisit le bras de d’Artagnan et lui dit: