– Dans l’occasion, monsieur, vous reconnaîtrez bien cet homme, qui vient de sortir, n’est-ce pas?
– Oui, Monseigneur, dit-il.
Puis, se tournant à son tour vers Porthos:
– Diable! dit-il, cela se gâte; je n’aime pas les querelles entre les gens d’Église.
Gondy se retira en semant les bénédictions sur son passage et en se donnant le malin plaisir de faire tomber à ses genoux jusqu’aux serviteurs de ses ennemis.
– Oh! murmura-t-il en franchissant le seuil du palais, cour ingrate, cour perfide, cour lâche! je t’apprendrai demain à rire, mais sur un autre ton.
Mais tandis que l’on faisait des extravagances de joie au Palais-Royal pour renchérir sur l’hilarité de la reine, Mazarin, homme de sens, et qui d’ailleurs avait toute la prévoyance de la peur, ne perdait pas son temps à de vaines et dangereuses plaisanteries: il était sorti derrière le coadjuteur, assurait ses comptes, serrait son or, et faisait, par des ouvriers de confiance, pratiquer des cachettes dans ses murailles.
En rentrant chez lui, le coadjuteur apprit qu’un jeune homme était venu après son départ et l’attendait; il demanda le nom de ce jeune homme, et tressaillit de joie en apprenant qu’il s’appelait Louvières.
Il courut aussitôt à son cabinet; en effet le fils de Broussel, encore tout furieux et tout sanglant de la lutte contre les gens du roi, était là. La seule précaution qu’il eût prise pour venir à l’archevêché avait été de déposer son arquebuse chez un ami.
Le coadjuteur alla à lui et lui tendit la main. Le jeune homme le regarda comme s’il eût voulu lire au fond de son cœur.
– Mon cher monsieur Louvières, dit le coadjuteur, croyez que je prends une part bien réelle au malheur qui vous arrive.
– Est-ce vrai et parlez-vous sérieusement? dit Louvières.
– Du fond du cœur, dit de Gondy.
– En ce cas, Monseigneur, le temps des paroles est passé, et l’heure d’agir est venue; Monseigneur, si vous le voulez, mon père, dans trois jours, sera hors de prison, et dans six mois vous serez cardinal.
Le coadjuteur tressaillit.
– Oh! parlons franc, dit Louvières, et jouons cartes sur table. on ne sème pas pour trente mille écus d’aumônes comme vous l’avez fait depuis six mois par pure charité chrétienne, ce serait trop beau. Vous êtes ambitieux, c’est tout simple: vous êtes homme de génie et vous sentez votre valeur. Moi je hais la cour et n’ai, en ce moment-ci, qu’un seul désir, la vengeance. Donnez-nous le clergé et le peuple, dont vous disposez; moi, je vous donne la bourgeoisie et le parlement; avec ces quatre éléments, dans huit jours Paris est à nous, et, croyez-moi, monsieur le coadjuteur, la cour donnera par crainte ce qu’elle ne donnerait pas par bienveillance.
Le coadjuteur regarda à son tour Louvières de son œil perçant.
– Mais, monsieur Louvières, savez-vous que c’est tout bonnement la guerre civile que vous me proposez là?
– Vous la préparez depuis assez longtemps, Monseigneur, pour qu’elle soit la bienvenue de vous.
– N’importe, dit le coadjuteur, vous comprenez que cela demande réflexion?
– Et combien d’heures demandez-vous?
– Douze heures, monsieur. Est-ce trop?
– Il est midi; à minuit je serai chez vous.
– Si je n’étais pas rentré, attendez-moi.
– À merveille. À minuit, Monseigneur.
– À minuit, mon cher monsieur Louvières.
Resté seul, Gondy manda chez lui tous les curés avec lesquels il était en relations. Deux heures après, il avait réuni trente desservants des paroisses les plus populeuses et par conséquent les plus remuantes de Paris.
Gondy leur raconta l’insulte qu’on venait de lui faire au Palais-Royal, et rapporta les plaisanteries de Bautru, du comte de Villeroy et du maréchal de La Meilleraie. Les curés lui demandèrent ce qu’il y avait à faire.
– C’est tout simple, dit le coadjuteur; vous dirigez les consciences, eh bien! sapez-y ce misérable préjugé de la crainte et du respect des rois; apprenez à vos ouailles que la reine est un tyran, et répétez, tant et si fort que chacun le sache, que les malheurs de la France viennent du Mazarin, son amant et son corrupteur; commencez l’œuvre aujourd’hui, à l’instant même, et dans trois jours, je vous attends au résultat. En outre, si quelqu’un de vous a un bon conseil à me donner, qu’il reste, je l’écouterai avec plaisir.
Trois curés restèrent: celui de Saint-Merri, celui de Saint-Sulpice et celui de Saint-Eustache.
Les autres se retirèrent.
– Vous croyez donc pouvoir m’aider encore plus efficacement que vos confrères? dit de Gondy.
– Nous l’espérons, reprirent les curés.
– Voyons, monsieur le desservant de Saint-Merri, commencez.
– Monseigneur, j’ai dans mon quartier un homme qui pourrait vous être de la plus grande utilité.
– Quel est cet homme?
– Un marchand de la rue des Lombards, qui a la plus grande influence sur le petit commerce de son quartier.
– Comment l’appelez-vous?
– C’est un nommé Planchet: il avait fait à lui seul une émeute il y a six semaines à peu près; mais, à la suite de cette émeute, comme on le cherchait pour le pendre, il a disparu.
– Et le retrouverez-vous?
– Je l’espère, je ne crois pas qu’il ait été arrêté; et comme je suis confesseur de sa femme, si elle sait où il est, je le saurai.
– Bien, monsieur le curé, cherchez-moi cet homme-là, et si vous me le trouvez, amenez-le-moi.
– À quelle heure, Monseigneur?
– À six heures, voulez-vous?
– Nous serons chez vous à six heures, Monseigneur.
– Allez, mon cher curé, allez, et que Dieu vous seconde!
Le curé sortit.
– Et vous, monsieur? dit Gondy en se retournant vers le curé de Saint-Sulpice.
– Moi, Monseigneur, dit celui-ci, je connais un homme qui a rendu de grands services à un prince très populaire, qui ferait un excellent chef de révoltés et que je puis mettre à votre disposition.
– Comment nommez-vous cet homme?
– M. le comte de Rochefort.
– Je le connais aussi; malheureusement il n’est pas à Paris.
– Monseigneur, il est rue Cassette.
– Depuis quand?
– Depuis trois jours déjà.
– Et pourquoi n’est-il pas venu me voir?
– On lui a dit… Monseigneur me pardonnera…
– Sans doute; dites.
– Que Monseigneur était en train de traiter avec la cour.
Gondy se mordit les lèvres.
– On l’a trompé; amenez-le-moi à huit heures, monsieur le curé, et que Dieu vous bénisse comme je vous bénis!
Le second curé s’inclina et sortit.
– À votre tour, monsieur, dit le coadjuteur en se tournant vers le dernier restant. Avez-vous aussi bien à m’offrir que ces deux messieurs qui nous quittent?
– Mieux, Monseigneur.
– Diable! faites attention que vous prenez là un terrible engagement: l’un m’a offert un marchand, l’autre m’a offert un comte; vous allez donc m’offrir un prince, vous?
– Je vais vous offrir un mendiant, Monseigneur.
– Ah! ah! fit Gondy réfléchissant, vous avez raison, monsieur le curé; quelqu’un qui soulèverait toute cette légion de pauvres qui encombrent les carrefours de Paris et qui saurait leur faire crier, assez haut pour que toute la France l’entendît, que c’est le Mazarin qui les a réduits à la besace.
– Justement j’ai votre homme.
– Bravo! et quel est cet homme?
– Un simple mendiant comme je vous l’ai dit, Monseigneur, qui demande l’aumône en donnant de l’eau bénite sur les marches de l’église Saint-Eustache depuis six ans à peu près.
– Et vous dites qu’il a une grande influence sur ses pareils?
– Monseigneur sait-il que la mendicité est un corps organisé, une espèce d’association de ceux qui ne possèdent pas contre ceux qui possèdent, une association dans laquelle chacun apporte sa part, et qui relève d’un chef?
– Oui, j’ai déjà entendu dire cela, reprit le coadjuteur.
– Eh bien! cet homme que je vous offre est un syndic général.
– Et que savez-vous de cet homme?