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D’Artagnan regardait Athos avec une admiration croissante. Ils se promenaient sous une allée fraîche et ombreuse, à travers laquelle filtraient obliquement quelques rayons de soleil couchant. Un de ces rayons dorés illuminait le visage d’Athos, et ses yeux semblaient rendre à leur tour ce feu tiède et calme du soir qu’ils recevaient.

L’idée de milady vint se présenter à l’esprit de d’Artagnan.

– Et vous êtes heureux? dit-il à son ami.

L’œil vigilant d’Athos pénétra jusqu’au fond du cœur de d’Artagnan, et sembla y lire sa pensée.

– Aussi heureux qu’il est permis à une créature de Dieu de l’être sur la terre. Mais achevez votre pensée, d’Artagnan, car vous ne me l’avez pas dite tout entière.

– Vous êtes terrible, Athos, et l’on ne vous peut rien cacher, dit d’Artagnan. Eh bien! oui, je voulais vous demander si vous n’avez pas quelquefois des mouvements inattendus de terreur qui ressemblent…

– À des remords? continua Athos. J’achève votre phrase, mon ami. Oui et non: je n’ai pas de remords, parce que cette femme, je le crois, méritait la peine qu’elle a subie; je n’ai pas de remords, parce que, si nous l’eussions laissée vivre, elle eût sans aucun doute continué son œuvre de destruction; mais cela ne veut pas dire, ami, que j’aie cette conviction que nous avions le droit de faire ce que nous avons fait. Peut-être tout sang versé veut-il une expiation. Elle a accompli la sienne; peut-être à notre tour nous reste-t-il à accomplir la nôtre.

– Je l’ai quelquefois pensé comme vous, Athos, dit d’Artagnan.

– Elle avait un fils, cette femme?

– Oui.

– En avez-vous quelquefois entendu parler?

– Jamais.

– Il doit avoir vingt-trois ans, murmura Athos; je pense souvent à ce jeune homme, d’Artagnan.

– C’est étrange! et moi qui l’avais oublié!

Athos sourit mélancoliquement.

– Et lord de Winter, en avez-vous quelque nouvelle?

– Je sais qu’il était en grande faveur près du roi Charles Ier.

– Il aura suivi sa fortune, qui est mauvaise en ce moment. Tenez, d’Artagnan, continua Athos, cela revient à ce que je vous ai dit tout à l’heure. Lui, il a laissé couler le sang de Strafford; le sang appelle le sang. Et la reine?

– Quelle reine?

– Madame Henriette d’Angleterre, la fille de Henri IV.

– Elle est au Louvre, comme vous savez.

– Oui, où elle manque de tout, n’est-ce pas? Pendant les grands froids de cet hiver, sa fille malade, m’a-t-on dit, était forcée, faute de bois, de rester couchée. Comprenez-vous cela? dit Athos en haussant les épaules. La fille de Henri IV grelottant faute d’un fagot! Pourquoi n’est-elle pas venue demander l’hospitalité au premier venu de nous au lieu de la demander au Mazarin! elle n’eût manqué de rien.

– La connaissez-vous donc, Athos?

– Non, mais ma mère l’a vue enfant. Vous ai-je jamais dit que ma mère avait été dame d’honneur de Marie de Médicis?

– Jamais. Vous ne dites pas de ces choses-là, vous, Athos.

– Ah! mon Dieu si, vous le voyez, reprit Athos; mais encore faut-il que l’occasion s’en présente.

– Porthos ne l’attendrait pas si patiemment, dit d’Artagnan avec un sourire.

– Chacun sa nature, mon cher d’Artagnan. Porthos a, malgré un peu de vanité, des qualités excellentes. L’avez-vous revu?

– Je le quitte il y a cinq jours, dit d’Artagnan.

Et alors il raconta, avec la verve de son humeur gasconne, toutes les magnificences de Porthos en son château de Pierrefonds; et, tout en criblant son ami, il lança deux ou trois flèches à l’adresse de cet excellent M. Mouston.

– J’admire, répliqua Athos en souriant de cette gaieté qui lui rappelait leurs bons jours, que nous ayons autrefois formé au hasard une société d’hommes encore si bien liés les uns aux autres, malgré vingt ans de séparation. L’amitié jette des racines bien profondes dans les cœurs honnêtes, d’Artagnan; croyez-moi, il n’y a que les méchants qui nient l’amitié, parce qu’ils ne la comprennent pas. Et Aramis?

– Je l’ai vu aussi, dit d’Artagnan, mais il m’a paru froid.

– Ah! vous avez vu Aramis, reprit Athos en regardant d’Artagnan avec son œil investigateur. Mais c’est un véritable pèlerinage, cher ami, que vous faites au temple de l’Amitié, comme diraient les poètes.

– Mais oui, dit d’Artagnan embarrassé.

– Aramis, vous le savez, continua Athos, est naturellement froid, puis il est toujours empêché dans des intrigues de femmes.

– Je lui en crois en ce moment une fort compliquée, dit d’Artagnan.

Athos ne répondit pas.

– Il n’est pas curieux, pensa d’Artagnan.

Non seulement Athos ne répondit pas, mais encore il changea la conversation.

– Vous le voyez, dit-il en faisant remarquer à d’Artagnan qu’ils étaient revenus près du château, en une heure de promenade, nous avons quasi fait le tour de mes domaines.

– Tout y est charmant, et surtout tout y sent son gentilhomme, répondit d’Artagnan.

En ce moment on entendit le pas d’un cheval.

– C’est Raoul qui revient, dit Athos, nous allons avoir des nouvelles de la pauvre petite.

En effet, le jeune homme reparut à la grille et rentra dans la cour tout couvert de poussière, puis sauta à bas de son cheval qu’il remit aux mains d’une espèce de palefrenier; il vint saluer le comte et d’Artagnan.

– Monsieur, dit Athos en posant la main sur l’épaule de d’Artagnan, monsieur est le chevalier d’Artagnan, dont vous m’avez entendu parler souvent, Raoul.

– Monsieur, dit le jeune homme en saluant de nouveau et plus profondément, M. le comte a prononcé votre nom devant moi comme un exemple chaque fois qu’il a eu à citer un gentilhomme intrépide et généreux.

Ce petit compliment ne laissa pas que d’émouvoir d’Artagnan, qui sentit son cœur doucement remué. Il tendit une main à Raoul en lui disant:

– Mon jeune ami, tous les éloges que l’on fait de moi doivent retourner à M. le comte que voici: car il a fait mon éducation en toutes choses, et ce n’est pas sa faute si l’élève a si mal profité. Mais il se rattrapera sur vous, j’en suis sûr. J’aime votre air, Raoul, et votre politesse m’a touché.

Athos fut plus ravi qu’on ne saurait le dire: il regarda d’Artagnan avec reconnaissance, puis attacha sur Raoul un de ces sourires étranges dont les enfants sont fiers lorsqu’ils les saisissent.

– À présent, se dit d’Artagnan, à qui ce jeu muet de physionomie n’avait point échappé, j’en suis certain.

– Eh bien! dit Athos, j’espère que l’accident n’a pas eu de suite?

– On ne sait encore rien, monsieur, et le médecin n’a rien pu dire à cause de l’enflure; il craint cependant qu’il n’y ait quelque nerf endommagé.

– Et vous n’êtes pas resté plus tard près de madame de Saint-Rémy?

– J’aurais craint de n’être pas de retour pour l’heure de votre dîner, monsieur, dit Raoul, et par conséquent de vous faire attendre.

En ce moment un petit garçon, moitié paysan, moitié laquais, vint avertir que le souper était servi.

Athos conduisit son hôte dans une salle à manger fort simple, mais dont les fenêtres s’ouvraient d’un côté sur le jardin et de l’autre sur une serre où poussaient de magnifiques fleurs.

D’Artagnan jeta les yeux sur le service: la vaisselle était magnifique; on voyait que c’était de la vieille argenterie de famille. Sur un dressoir était une aiguière d’argent superbe; d’Artagnan s’arrêta à la regarder.

– Ah! voilà qui est divinement fait, dit-il.

– Oui, répondit Athos, c’est un chef-d’œuvre d’un grand artiste florentin nommé Benvenuto Cellini.

– Et la bataille qu’elle représente?

– Est celle de Marignan. C’est le moment où l’un de mes ancêtres donne son épée à François Ier, qui vient de briser la sienne. Ce fut à cette occasion qu’Enguerrand de la Fère, mon aïeul, fut fait chevalier de Saint-Michel. En outre, le roi, quinze ans plus tard, car il n’avait pas oublié qu’il avait combattu trois heures encore avec l’épée de son ami Enguerrand sans qu’elle se rompît, lui fit don de cette aiguière et d’une épée que vous avez peut-être vue autrefois chez moi, et qui est aussi un assez beau morceau d’orfèvrerie. C’était le temps des géants, dit Athos. Nous sommes des nains, nous autres, à côté de ces hommes-là. Asseyons-nous, d’Artagnan, et soupons. À propos, dit Athos au petit laquais qui venait de servir le potage, appelez Charlot.

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