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D'avoir résolu ainsi un mystère de sa vie présente redonne confiance à Nathalie et la pousse à aller plus loin. Elle raconte la vie quotidienne dans cette île de l'archipel indonésien, avec ses musiques, ses nourritures, ses règles complexes de vie en société, son éducation de danseuse, les difficultés à réunir la somme nécessaire à l'achat de son costume de scène, le dur labeur sur les doigts qu'il importe d'apprendre à courber le plus possible à l'aide d'un jeu de graines.

— On y est! fanfaronne Raoul. En plein cœur de son âme. Personne, sauf elle, n'a accès à ce coffre-fort intime.

Nathalie narre sa vie de danseuse balinaise puis, remontant encore, son existence de tambourineuse de tam-tam en Côte-d'Ivoire, de peintre miniaturiste à Malte, de sculpteur sur bois à l'île de Pâques.

Raoul se concentre pour bien diriger son médium.

— Mais entre deux de ces vies, que s'est-il passé? articule Sibélius.

Nathalie Kim met un temps à répondre.

— Que s'est-il passé entre deux vies? insiste l'hypnotiseur.

La jeune Coréenne se tait toujours. Elle ne remue plus. Elle respire à peine. Elle paraît sereine, comme revenue à une normalité qui ne l'épouvante plus.

— Je…

— Où étiez-vous?

— Je… je… je… suis ailleurs.

— Où? Où? Sur quel continent? Nouveaux frissons.

— Ailleurs. Pas sur Terre.

J'entends presque la voix de Raoul suppléer celle de Sibélius.

— Pas sur Terre?

— Avant… dans ma vie avant celle-ci, je vivais… je vivais sur… une autre planète.

78. ENCYCLOPEDIE

TROIS RÉACTIONS: Dans son ouvrage Éloge de la fuite, le biologiste Henri Laborit rapporte que, confronté à une épreuve, l'homme ne dispose que de trois choix: 1) combattre; 2) ne rien faire; 3) fuir.

Combattre: c'est l'attitude la plus naturelle et la plus saine. Le corps ne subit pas de dommages psychosomatiques. Le coup reçu est transformé en coup rendu. Mais cette attitude présente quelques inconvénients. On entre dans une spirale d'agressions à répétition. On finit toujours par rencontrer quelqu'un de plus fort qui vous met K-O.

Ne rien faire: c'est ravaler sa rancœur et agir comme si l'on n'avait pas perçu l'agression. C'est l'attitude la mieux admise et la plus répandue dans les sociétés modernes. Ce qu'on appelle l'«inhibition de l'action». On a envie de casser la figure à l'adversaire, mais étant donné qu'on a conscience du risque de se donner en spectacle, de prendre des coups en retour et de rentrer dans une spirale d'agression, on ravale sa rage. Dès lors, ce coup de poing qu'on n'inflige pas à l'adversaire, on se l'assène à soi-même. Dans ce type de situation fleurissent les maladies psychosomatiques: ulcères, psoriasis, névralgies, rhumatismes…

La troisième voie est la fuite. Il en existe de plusieurs sortes:

La fuite chimique: alcool, drogue, tabac, antidépresseurs, tranquillisants, somnifères. Elle permet d'effacer ou tout au moins d'atténuer l'agression subie. On oublie. On délire. On dort. Donc ça passe. Mais ce type de fuite dilue aussi le réel et, peu à peu, l'individu ne supporte plus le monde normal.

La fuite géographique: elle consiste à se déplacer sans cesse. On change de travail, d'amis, d'amants, de lieux de vie. Ainsi on fait voyager ses problèmes. On ne les résout pas pour autant, mais on leur fait changer de décor, ce qui est déjà en soi plus rafraîchissant.

La fuite artistique, enfin: elle consiste à transformer sa rage, sa colère, sa douleur en œuvres d'art, films, musiques, romans, sculptures, tableaux… Tout ce qu'on ne s'autorise pas à clamer, on le fait dire à son héros imaginaire. Cela peut ensuite produire un effet de catharsis. Ceux qui verront les héros venger leurs propres affronts bénéficieront aussi de l'effet.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

79. FREDDY AVEC NOUS

— Une autre planète! Vous plaisantez!

Cette fois, Freddy Meyer est touché. Certes, notre ami est convaincu que l'humanité court à sa perte, cependant la curiosité l'emporte. Il veut découvrir comment fonctionne ailleurs une «autre humanité». Il veut savoir si l'autodestruction est propre sur toutes les planètes aux espèces intelligentes ou si elle est réservée à la seule espèce humaine terrienne.

Il s'assied et nous convie à prendre place à ses côtés. La position assise n'apporte en fait que peu de confort particulier puisque nous lévitons, mais c'est une habitude humaine que nous nous plaisons à reproduire. En souvenir sans doute de ces longues discussions que nous avions jadis lorsque nous dînions tous ensemble autour de la grande table des Buttes-Chaumont.

— Débusquer cette planète ne sera pas facile, soli loque le rabbin. Notre galaxie, la Voie lactée, comporte à elle seule 200 milliards d'étoiles. Autour de chaque

étoile tournent en moyenne une dizaine de planètes, on a du pain sur la planche, les amis.

Raoul rappelle que, libérés de la matérialité, nous voyageons à des vitesses vertigineuses.

— Oui, mais dans un cosmos d'une taille colossale, cela revient au même que de voyager lentement dans un petit territoire… Tout est relatif, souligne Freddy.

— Et puis, par où commencer? Vers où nous diriger? Dénicher une planète habitée parmi toutes les planètes non habitées, c'est comme rechercher une aiguille dans une botte de foin, déploré-je à mon tour.

Du coup, ma remarque semble réveiller Freddy.

— C'est une question de méthode. Pour retrouver une aiguille dans une botte de foin, il suffît d'y mettre le feu puis de fouiller les cendres avec un aimant.

Son visage brille différemment. S'il n'était ange et aveugle, peut-être reconnaîtrais-je la même flamme qui nous anima jadis lorsque nous partîmes ensemble conquérir les mondes supérieurs.

— Allez… en avant pour repousser les limites de l'inconnu!

Raoul, qui en tremble de plaisir, complète:

— En avant pour la conquête du… pays des Dieux!

2. DES ŒUFS ET DES ÉTOILES

80. VENUS. 17 ANS

Depuis le départ de papa, je vis avec maman et ce n'est vraiment pas facile. Tous ses petits travers me deviennent insupportables au quotidien.

Le soir nous dînons le plus souvent en tête à tête et nous nous disputons. Maman me reproche de ne pas surveiller assez ma ligne. J'avoue qu'après ma période anorexique, j'ai enchaîné sur une période de boulimie. C'est l'absence de papa qui me donne faim. Je mange des tas de gâteaux. Les gâteaux m'aident à supporter la vie, ma mère et l'ambiance de plus en plus insupportable des studios de photo.

Maîtriser son corps c'est bien, se laisser aller c'est encore mieux.

J'ai dix-sept ans et il me semble avoir déjà beaucoup vécu et beaucoup mangé. Dans ma période anorexique, j'étais descendue à trente-cinq kilos. Dans ma phase boulimique, j'en suis déjà à quatre-vingt-deux. Il faut dire que quand je mange, je mange. Pas seulement des gâteaux d'ailleurs, des boîtes de haricots à la tomate que j'avale froids, sans les réchauffer. Du sucre en morceaux. De la mayonnaise que je tète directement au tube comme un biberon. Et puis du pain beurré saupoudré de poudre de cacao. Ça, je peux en manger des tonnes.

Maman ne me parle que pour m'adresser des reproches. Je lui ai pourtant dit que plus elle m'enguirlande, plus ça me donne faim. Effet boomerang, après ma découverte de la maîtrise de mon corps par la gestion de la nourriture, ma carcasse me dégoûte de plus en plus. Je la considère comme une poubelle que je remplis pour me punir.

J'ai tout le temps quelque chose dans la bouche, un chewing-gum, un bonbon, un bout de réglisse et je rumine.

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