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Je me suis amusé à descendre au fond des volcans et dans les abysses. Ça va un temps et puis ça lasse. Je me suis immiscé dans les salles de bains des plus belles femmes. La belle affaire quand on n'a plus d'hormones… Je me suis diverti quinze jours. Pas plus. Quinze jours suffisent pour toutes les gamineries qu'on a souhaité réaliser, enfant, en regardant L'Homme invisible.

Quinze jours. Ensuite, j'ai compris toute la misère de mon état. On côtoie en permanence les autres âmes errantes. Les âmes des suicidés sont pour la plupart amères, aigries, déprimées, jalouses, hargneuses. Elles souffrent et elles regrettent pour la plupart leur choix. Nous nous retrouvons dans les cimetières, les caves, les églises, les cathédrales, les monuments aux morts et, de manière plus générale, tous les lieux que nous trouvons «marrants».

Nous parlons de nos vies passées. J'ai rencontré des assassinés qui rôdent pour embêter leur bourreau, des gens trahis, humiliés, qui errent pour se venger, des innocents condamnés à tort qui hantent les nuits de leurs juges, bref, maintes créatures en souffrance qui ont leurs raisons pour ne pas quitter l'humanité. L'essentiel de notre troupe, ce sont cependant les suicidés.

Nous sommes tous assoiffés de justice, de revanche, de vengeance. Ce qui nous caractérise tous, c'est la volonté de nuire à ceux qui nous ont nui plutôt que de chercher à monter au Paradis. Nous sommes des guerriers. Or, un guerrier pense davantage à faire du mal à ses ennemis qu'à se faire du bien à lui-même ou à en faire à ceux qu'il aime.

À présent, notre unique chance de retourner dans la matière est de voler un corps. L'idéal, c'est de pénétrer un corps momentanément déserté par son âme. C'est difficile, mais c'est possible. Dans les clubs de méditation transcendantale, il y a toujours des débutants qui décollent de travers et étirent trop leur cordon d'argent.

Si ça claque, il n'y a plus alors qu'à entrer en eux. Le problème, c'est que nous sommes toujours des centaines d'âmes errantes à cerner ces clubs et qu'il faut jouer des coudes pour se faufiler dès qu'un corps se libère.

Autre provende de corps abandonnés: les drogués. Les drogués, c'est du pain bénit. Ils sortent de leur corps n'importe quand n'importe comment, sans la moindre discipline, sans le moindre rituel, sans le moindre accompagnateur pour les protéger. Du nanan. Il suffit d'entrer.

Le seul problème avec les dépouilles de drogués, c'est qu'une fois dedans, on ne s'y sent pas très bien. On est tout de suite en manque et, du coup, on ressort pour être aussitôt remplacé par un autre fantôme. Un vrai jeu de chaises musicales sauf que les sièges sont brûlants et qu'on ne peut pas y rester assis très longtemps.

Restent les accidentés de la route. Nous sommes comme des vautours, nous, les charognards des âmes.

Parfois, une âme errante intègre un corps d'accidenté et il meurt quelques minutes plus tard à l'hôpital. La guigne!

Donc, il faut dénicher un corps en bon état, vide parce que temporairement délaissé par un propriétaire sain. Pas facile.

En attendant, rien d'autre à faire qu'errer. Pour oublier un peu ma triste condition, je me lance dans une petite tournée de ces médiums qui perçoivent nos voix. Je commence par Ulysse Papadopoulos, et là, qui vois-je? Venus. Venus Sheridan. L'idole de ma jeunesse. Elle veut par le truchement du Grec s'entretenir avec son ange gardien. Génial. J'arrive.

169. JACQUES. 25 ANS

Cédant aux pressions de mon éditeur, je me rends au Salon du Livre de Paris pour une séance de dédicaces. Le Salon du Livre de Paris est devenu une tradition, une grande fête annuelle où tous les auteurs se retrouvent et retrouvent leurs lecteurs.

Toute une foule se presse dans les allées, mais pour moi les clients sont rares. Je regarde le plafond, et j'ai l'impression de perdre un temps précieux que je pourrais mettre à profit en travaillant sur mon prochain ouvrage.

J'ai écrit d'autres livres depuis Les Rats. Un sur le Paradis, un sur un voyage au centre de la Terre, un sur des gens qui savent utiliser les facultés inconnues de leur cerveau. En France, aucun n'a connu le succès. Rien qu'un petit bouche-à-oreille et de meilleures ventes en livre de poche. Mais mon éditeur reste confiant car, en Russie, mon public me fait un triomphe.

J'attends. Quelques enfants s'approchent et l'un me demande si je suis célèbre. Je réponds que non mais le gamin me tend quand même un papier pour que j'y appose ma signature.

— Lui n'est pas connu mais, on ne sait jamais, il pourrait le devenir un jour, explique-t-il à son voisin.

Des badauds me prennent pour le libraire du stand et me réclament des titres d'autres auteurs. Une dame me demande où se trouvent les lavabos. Je bats la semelle sur la moquette. Une hôtesse installe Auguste Mérignac. Nous avons tous deux le même âge, mais guère la même prestance. Veste de tweed, foulard de soie, Mérignac en impose encore plus que la fois où je l'avais vu à la télévision. À peine Mérignac s'est-il assis qu'un attroupement se forme et qu'il commence à signer à tour de bras.

Je guette désespérément un «lecteur à moi», comme un pêcheur attend qu'un poisson morde à l'hameçon où il a oublié d'accrocher l'appât, tandis que son voisin remplit son épuisette. On s'empresse tant autour de Mérignac que, pour ne plus perdre de temps à répondre aux salutations, il enfile un casque de baladeur tout en signant machinalement les pages de garde sans la moindre dédicace.

Comme par hasard l'essentiel de son public est constitué de jeunes filles. Certaines déposent discrètement sur sa table leur carte de visite avec leur numéro de téléphone. Celles-là, il condescend à leur jeter un regard pour voir si elles méritent le détour.

Soudain, comme pris d'une fatigue au poignet, il fait signe à l'hôtesse qu'il s'arrêtera là pour aujourd'hui. Il repousse sa chaise, se lève sous les murmures de déception de celles qui ont attendu en vain et, à ma grande surprise, se dirige vers moi.

— On marche pour discuter un peu? Ça fait un moment que j'ai envie de discuter avec toi, Jacques.

Auguste Mérignac me tutoie!

— D'abord, je dois te dire merci, et ensuite tu me diras merci.

— Et pourquoi donc? dis-je en lui emboîtant le pas.

— Parce que je t'ai piqué l'idée principale de ton livre sur le Paradis pour en faire la matière de mon prochain roman. Je t'avais d'ailleurs déjà emprunté toute la structure des Rats pour écrire Mon bonheur.

— Quoi, Mon bonheur, c'est un plagiat de mes Rats?

— On peut voir ça comme ça. J'ai transposé ton intrigue «rats» dans le monde des humains. Déjà ton titre ne valait rien, le mot «rat» fait fuir tout le monde, alors que chez moi, il y a «bonheur». Ton livre souffrait, en plus, d'une mauvaise couverture mais ça, c'est la faute de ton éditeur. Tu devrais venir chez le mien. Il te vendrait mieux.

— Vous osez m'avouer sans vergogne que vous me volez mes idées!

— Voler, voler… Je les ai reprises et j y ai rajouté du style. Chez toi, tout est trop concentré. Il y en a tellement, des idées, que le public ne peut pas suivre.

Je me défends:

— J'essaie d'être le plus simple et le plus direct possible.

Mérignac sourit gentiment:

— La mode littéraire actuelle ne va pas dans ce sens. J'ai donc mis au goût du jour un roman qui n'était pas de son temps. Tu devrais considérer mes emprunts comme un hommage et non comme un vol…

— Je… je…

Le jeune homme chéri des jeunes filles me considère avec commisération.

– Ça ne t'ennuie pas que je te tutoie? me demande-t-il tardivement. Ne t'imagine pas que ma gloire t'était due. Tu n'as pas réussi parce que tu n'étais pas destiné à réussir. Même si tu avais rédigé Mon bonheur mot pour mot, tu n'aurais pas obtenu davantage de succès parce que toi, tu es toi, et moi, je suis moi.

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